« Hexons le patriarcat tous.tes ensemble! » Une interview exclusive d’Agnieszka Szpila

Les échos sont timides, et pourtant une bombe littéraire a explosé au cœur de la rentrée littéraire étrangère, sur l’étagère polonaise de vos librairies : Hexes, le deuxième roman d’Agnieszka Szpila, sublimement traduit en français par Cécile Bocianowski pour la collection « Notabilia » des éditions Noir sur Blanc.

Difficile de résumer un tel roman. Tout est dans le ressenti, l’émotion. À titre personnel, j’y ai glané une énergie stimulante, un érotisme inspirant, une audace jouissive. Je n’avais jamais lu un livre qui soit à la fois radicalement blasphématoire et profondément spirituel, c’est chose faite.

Quelques mots tout de même sur le contexte de cette histoire. L’autrice s’inscrit dans une écriture écoféministe à tendance baroque et organique et nous transporte d’une Pologne ultra contemporaine au duché de Neisse en Silésie prussienne, ambiance chasse aux sorcières. Le voyage dans le temps est aussi étonnant que magnétique. Aux côtés d’Anna Szajbel, réceptacle malgré elle d’une spiritualité séculaire, vous assisterez à la création d’une spiritualité dépouillée de la domination, de la peur, de la dureté et des règles inflexibles, dépouillée d’un Dieu le père qui laisse sa place à la Terre-Mère, vénérée par la Vieille Pucelle et ses disciples dans une union faite de joie, de légèreté, de douceur et de plaisir. Les cultes et rituels de ces « Terreuses » impliquent un lâcher prise absolu et un lien charnel entre le corps des femmes et la terre, la mousse, les branches et autres buissons.
L’irrévérence est totale, la misandrie teintée d’un humour moqueur réjouissant et d’une colère puissante et constructive. Un livre à faire pâlir tous les clergés de ce monde et à faire rougir toustes les lecteurices !

L’autrice a accepté de répondre à une interview pour les Missives, je l’en remercie chaleureusement, ainsi que son éditrice, Manon Frappa.

[L’entretien s’est fait par mail et en anglais à la fin du mois de septembre ; je me suis chargée de la traduction sans être une professionnelle et en appelle à votre indulgence. Malgré la longueur de certaines réponses, j’ai choisi de ne rien couper pour que l’immersion dans la pensée radicale et révolutionnaire d’Agnieszka soit totale.]

©Kinga Karpati & Daniel Zarewicz

Je suis libraire de profession et je voulais commencer cette interview en vous proposant de prendre ma place : si vous étiez libraire, quel serait votre pitch pour Hexes ?

Je conseillerais aux lecteurs et lectrices de ne pas se lancer dans Hexes sans paratonnerre.

Pour filer la métaphore je préciserais que ce livre a été écrit sous haute tension et qu’au-delà de ses qualités littéraires, il est surtout chargé d’une puissante électricité capable de provoquer des bouleversements sociaux bien réels. J’ajouterais également que choisir ce livre n’est pas sans risque. En le lisant, on s’expose à une expérience de mort imminente : tout ce qui, en nous, s’est fait dominer par le patriarcat ne peut pas y survivre. C’est une lecture qui, ce faisant, libère la place nécessaire pour une renaissance, plus saine, non capitaliste, non patriarcale.

Pouvez-vous nous expliquer d’où vous est venue l’idée de ce roman ?

De certains de mes rêves. L’un sur des corps entassés les uns sur les autres dans un gigantesque orgasme collectif ; l’autre sur des vaches mortes dans une rivière, les mamelles encore gorgées de lait chaud1. Ils étaient tous les deux à la fois très réels et empreints de symbolisme.

J’ai également étudié des comptes rendus de procès en sorcellerie.

Et puis j’ai emmagasiné des histoires qui m’ont été racontées tantôt par des proches, tantôt par inconnu·es et qui ne demandaient qu’à être déchiffrées. Il y a une chanson de Laurie Anderson, « Strange Angels », dont voici le refrain :

« Strange Angels — singing just for me

Old Stories — they’re haunting me

This is nothing like I thought it would be2 »

Ces vieilles histoires ont une manière bien à elles de nous hanter, elles nous reviennent de manière complètement inattendue, parfois en rêve, parfois alors que l’on prend un bain ou que l’on se brosse les cheveux, parfois pendant une conversation sans rapport avec un voisin, un ami. C’est un peu comme si elles venaient frapper à notre âme en disant : « Salut, salut ! As-tu enfin résolu cette putain d’énigme ? On n’a pas que ça à faire ! » Voilà comment les « Strange Angels » communiquent avec nous. Ils sont malpolis, envahissants, très impatients.

Pendant l’écriture, j’ai aussi été très attentive aux signes qui se révélaient à moi. Par exemple, l’image du crâne utérovaginale3 m’est venue alors que le livre était presque terminé. Eh bien j’ai tout réécrit depuis le début, parce que ce signe l’exigeait et que je ne pouvais pas l’ignorer.

Et enfin, j’ai observé la réalité sociale qui, à l’époque, en Pologne, était de plus en plus oppressive à l’égard des femmes. La loi polonaise anti-avortement devenait de plus en plus cruelle et menaçante pour leur vie. C’était l’époque des Marches Noires. Nous y défendions nos droits reproductifs et notre dignité. Et puis nous y pleurions les femmes mortes à l’hôpital lors d’accouchements imposés par des connards de médecins bien trop intimidés par le gouvernement conservateur de droite pour pratiquer des avortements alors même qu’ils savaient pertinemment que ni le fœtus ni la femme n’y survivraient.

Maintenant que j’y pense, je me rends compte que j’ai pu être passive pendant l’écriture d’Hexes. Ce n’est pas moi qui écrivais le livre, mais le livre qui m’écrivait. Enfin, pas complètement, parce que la tension du roman vient également de ce combat pour l’égalité des droits dont je parlais, à la fois dans la réalité et dans mon processus d’écriture. Ce que j’essaie de dire, c’est que normalement l’auteurice domine son texte et là la situation était inversée : le texte montrait une volonté de me dominer. Mais pour mener à bien un projet aussi considérable, il faut quand même être capable de reprendre le contrôle une fois de temps en temps. Je ne voulais pas n’être qu’une simple intermédiaire.

Pourquoi avoir choisi, pour porter votre roman, une anti-héroïne comme Anna Szajbel : PDG d’une société pétrolière, capitaliste sans gêne, antiféministe, méprisante du vivant et de ses défenseur·euses ? Elle est aussi irritante que fascinante.

Tout d’abord, Anna Szajbel, en-dehors de ces caractéristiques détestables qui en font en effet une anti-héroïne, incarne quelque chose de très important : elle maîtrise à la perfection le jeu du patriarcat et du capitalisme. Elle en est la spécialiste incontestable et a d’ailleurs vaincu tous ses adversaires masculins. Non seulement par ses actes (en chiant sur le torse du Premier Ministre4, par exemple) mais aussi par sa maîtrise des textes de loi. C’est très important de combattre le patriarcat par la ruse, mais il faut aussi savoir se servir des textes de loi, s’y référer, les interpréter convenablement et, lorsque cela est nécessaire, les briser pour en créer de nouveaux.

Ensuite, il faut noter qu’Anna Szajbel respecte la révolution copernicienne selon laquelle la Terre tourne autour du Soleil, mais qu’elle ajoute immédiatement : « Oui, mais c’est moi qui fixe les règles. » Et c’est précisément de ce pouvoir effronté et intransigeant dont les Terreuses ont besoin pour atteindre leur but (éradiquer, à la force de leur corps, l’évêque du duché de Neisse de la surface de la Terre).

Enfin, Anna Szajbel n’est pas intéressée par le sexe classique (et moi non plus). On peut croire qu’elle le désire, mais c’est en fait pour mieux le transgresser. Elle renie la sexualité et les rôles qui lui ont été attribués culturellement par le patriarcat et, par extension, la pornographie. Plus elle sert le système dans sa vie quotidienne et professionnelle, plus Szajbel se délite. Elle finit par faire une crise de somnambulisme durant laquelle elle a une relation écosexuelle avec un arbre. C’est une manière de baiser le système, de le libérer, d’y créer des fissures qu’il serait possible de pénétrer afin d’atteindre une réalité extra-patriarcale, extra-capitaliste. Anna est capable de cette libération parce qu’elle l’a déjà atteinte pour elle-même. La star du porno qui lui délivre un message sait très bien à qui elle a affaire. Anna est réceptive. Toute personne ayant une identité tiraillée a, d’une certaine façon, un potentiel révolutionnaire. Ce sont elles qui transforment la réalité.

Pouvez-vous nous parler de ce mot, « hexes » ?

Il vient de l’Allemand, la langue parlée pendant très longtemps dans la région que je décris au milieu du roman. Il signifie « sorcière », « vieille peau ». Au Moyen Âge (mais pas seulement), les herboristes, les sages-femmes et avorteuses étaient considérées comme telles. Souvent, ces trois domaines de connaissances étaient confondus en un seul et leurs représentantes qualifiées d’« hexes » par l’Église et ses représentants, y compris les inquisiteurs.

Vous revendiquez un lien très fort avec ces femmes, ces sorcières, ces « hexes », et notamment à travers une émotion que vous qualifiez de « flaming fucking fury5 ». Qu’est-ce donc ?

Il s’agit, d’une part, d’une réaction organique et puissamment radicale de mon corps aux injustices du patriarcat qui sont fréquentes dans mon pays natal depuis des siècles. La Pologne s’est construite sur un système féodal qui, malgré l’adhésion à l’Union européenne, est toujours en grande forme. Les « manants » ont simplement été remplacés par les femmes, les personnes queers et celles en situation de handicap.

D’autre part, il s’agit d’une réaction à la politique sociale dégueulasse de mon pays qui prive plus de la moitié de la population (en majorité des femmes) de droits civiques et humains, leur refusant le droit à l’avortement même lorsque leur vie ou celle du fœtus est en danger. Une politique qui marginalise et discrimine les personnes handicapées et ce faisant ignore la convention internationale de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées6, signée et ratifiée par la Pologne. Un pays dans lequel des forêts domaniales sont rasées sans aucune consultation, où un mur a été construit à la frontière biélorusse pour empêcher les migrant·es d’entrer sur le territoire, condamnant de nombreuses personnes, adultes comme enfants, à mourir dans des conditions terribles, particulièrement en automne et en hiver.

Je l’ai dit dans l’introduction de notre discussion, mais dans ce texte, vous mêlez avec brio l’anticléricalisme, le blasphème même, à une spiritualité d’une très grande puissance. Est-ce que cela a à voir avec votre propre rapport à la spiritualité ?

Allez, pourquoi pas ! Je n’ai aucun problème à me considérer comme une déviante sexuelle qui jouit de l’eau du robinet, d’un glacier ou d’une dune de sable. Et comme si cela n’était pas suffisant, j’ai en plus besoin de me sentir euphorique, d’une extase spirituelle ! Voilà ce qui me comble. La question est la suivante : est-ce qu’un·e humain·e peut me le procurer ? Si une telle personne vous contacte après cet interview, vous pouvez lui donner mon numéro et mon adresse mail ! Ah ah ah !

Pour tout vous dire, je ne suis moi-même absolument pas familière des spiritualités, quelles qu’elles soient, et j’ai découvert avec vous l’écosexualité que vous venez justement d’évoquer. Pourriez-vous nous parler de ce courant dans lequel s’inscrit clairement votre roman ?

Deux ou trois ans avant de commencer à écrire Hexes, je commençais à me lasser des queues et des chattes. Le sexe est fondamental dans ma vie, mais je ne me reconnais absolument pas dans celui qui nous est proposé dans le contenu porno mainstream. La place qui y est donnée aux femmes, aux hommes, aux personnes non-binaires… tout cela me semble extrêmement daté et en contradiction totale avec le Zeitgeist7. Par exemple, même s’il y a une personne non-binaire dans un porno, son rôle est d’être dominé·e. Comme s’il n’était possible de s’extraire de la binarité que pour être dominé·e par un homme cis-hétéro. Très peu pour moi ! Je ne suis absolument pas excitée par la violence et la colonisation des identités sexuelles non-binaires par la cis-normativité. J’ai toujours cherché à renverser ces rôles, à atteindre le mycélium de la sexualité en franchissant certaines limites, en allant là où aucune route ne mène, en empruntant des passages secrets et clandestins.

Un jour, j’étais assise au bord d’une rivière et je surveillais mes trois filles. Deux d’entre elles, des jumelles qui ne communiquent pas verbalement, sont maintenant des adultes avec un important handicap intellectuel. La plus jeune a 5 ans et demi. C’était donc il y a trois ans, sur une magnifique dune de sable en Mazovie, le long de la sinueuse rivière Liwiec que j’aime tant. J’étais assise, la chaleur du soleil sur mon visage, ma poitrine et mes cuisses m’apportait une joie inexprimable qui venait aussi du calme de mes filles, de l’absence de disputes (il y en a souvent du fait de leurs réactions imprévisibles). Et soudainement, mon corps a semblé se préparer aux sensations qui accompagnent l’orgasme. Il y avait beaucoup de monde autour de moi, c’était un week-end en plein milieu de l’été. Et j’ai senti que la dune sur laquelle j’étais assise s’ajustait et s’accordait à mon corps, me caressant comme le·a plus tendre des amant·es. J’ai eu un puissant orgasme tout en essayant de cacher aux autres personnes présentes sur la plage ce moment de merveilleuse folie : je venais de faire l’amour à la Terre-mère – et dans ce cas précis, à la Terre-amante.

Plus tard, j’ai découvert Annie Sprinkle, figure du féminisme pro-sexe et fondatrice du mouvement international écosexuel. J’ai regardé le film post-pornographique dans lequel Annie, sa femme Beth et le duo polonais d’Ewelina Jarosz et Justyna Górowska (des artistes fondatrices du mouvement hydrosexuel) se marient avec l’artémie8 du Grand Lac Salé. Il s’agit d’une performance artistique extraordinaire qui prouve que l’art environnemental est non seulement bien vivant, mais de plus en plus novateur grâce aux nouvelles technologies.

Voilà comment tout a commencé. Même si, à l’origine, si l’on remonte à plusieurs dizaines d’années, ma vulve était déjà assoiffée de plaisir et se frottait à la mousse.

C’est par le biais de cette réinvention de la spiritualité et de la sexualité que les héroïnes de votre roman s’émancipent. Elles se jouent de l’organisation patriarcale centrée autour de préceptes chrétiens mortifères, elles s’en détournent, font sécession d’une certaine manière, et surtout tournent tous ces hommes puissants en ridicule. Vous avez dit dans une interview avec La Tribune que « le patriarcat finira quand on en rira ». Cela m’a fait penser à cette affirmation de Margaret Atwood : « Les hommes ont peur que les femmes se moquent d’eux. Les femmes ont peur que les hommes les tuent. » Il me semble que votre roman illustre spécifiquement cette réalité.

Je crois que la masculinité traditionnelle toxique (parce que c’est bien ce qu’elle est dans le patriarcat) a été affaibli, entre autres, par le mouvement #MeToo. Les vieux schnocks qui en étaient les représentants sont allés se terrer dans leur cave, paniqués à l’idée d’être au centre d’un nouveau scandale. À cet égard, #MeToo est un énorme bond en avant pour l’histoire du féminisme. C’est comme si on avait renversé la table autour de laquelle nous mangions tous·tes ensemble et où certain·es d’entre nous (les victimes d’agression) se retrouvait constamment avec un os en travers de la gorge.

J’aime beaucoup Margaret Atwood, mais je pense, de façon un peu prétentieuse, que Hexes surpasse La Servante écarlate9. Ce roman met en scène un féminisme de réaction dans une dystopie. Hexes donne de l’espoir, c’est une utopie qui propose un programme philosophique et social. Choisir de s’installer, d’être partout dans le système plutôt que de s’en extraire est un parti pris très fort. Cela s’inspire des rhizomes et l’on en revient à l’écosexualité qui est une invitation à prendre racine et à dépasser les identités définies par l’anthropocentrisme.

J’en ai plus qu’assez de l’anthropocène. C’est l’obsession pour les queues et les chattes qui mènent aux désirs de possession, que ce soit d’une personne ou d’un territoire, et inévitablement aux guerres. Pourquoi ne pas plutôt faire l’amour aux méduses ou avec des diamants d’Herkimer10 ? Pourquoi ne pas faire l’amour avec des métaux et vivre une proximité et une joie posthumaines ?

Nous sommes au XXIe siècle et je crois que transcender l’hétérosexualité par l’homosexualité n’est pas assez radicale, c’est même très XIXe siècle ! Soyons plus inventif·ves ! Laissons notre imagination et nos désirs dépasser l’humain et ses connaissances limitées. J’aime baiser et vivre de tendres étreintes avec le monde entier et toutes sortes d’êtres, tout le temps. Et il est temps d’admettre qu’il y tout un tas de personnes comme moi dans le monde. Je pense que Hexes peut aider car le roman change les paradigmes de l’amour, du plaisir sexuel mais aussi de notre manière de raconter des histoires. Ce n’est pas simplement un livre écrit par un individu considéré comme son auteurice, mais plutôt une broderie collective.

Je vous ai entendu dire que, contrairement à Virginia Woolf, vous n’aviez pas votre chambre à vous. En quoi cela joue-t-il sur votre processus d’écriture et sur votre style à votre avis ?

Mon esprit est un vrai foutoir. Je me débats sans arrêt avec la réponse combat-fuite – que l’on retrouve principalement dans le monde animal. C’est une réaction du cerveau à des situations de menace constante, comme en temps de guerre. La vie avec mes filles handicapées de 18 ans y est comparable. Mais d’un autre côté, grâce à elles, j’ai appris à atteindre la quiétude quand les grenades et les balles sifflent au-dessus de ma tête. C’est un état que beaucoup de personnes à travers le monde aimeraient pouvoir connaître. Certain·es paient pour des méditations vipassana, moi j’y arrive gratos. Je peux m’asseoir sur le champ de bataille comme dans une cathédrale et connaître l’Illumination. Ce n’est pas si difficile qu’il y paraît mais ça a été capitalisé par les hommes occidentaux. Donc, vivre l’Illumination, c’est trouver la joie sur les os des morts, danser, rire, dépasser nos superstitions, se laisse aller. Après tout cela, on laisse couler une larme sur notre joue et on va de l’avant.

Et Virginia, avec sa chambre à elle, n’a probablement jamais ressenti tout ça. Si elle avait souffert, elle n’aurait pas utilisé son énergie pour se suicider. Cela étant dit, je lui dois beaucoup. J’aime énormément Les Vagues11 que je considère comme un chef-d’œuvre. Je pense que si elle était en vie, elle verrait la chanson de Miley Cyrus12 comme une réinterprétation de Mrs Dalloway et elle la chanterait à tue-tête au lieu de se suicider.

Et pour — enfin — répondre à votre question, mon écriture est un mélange électrique de pure folie et d’esprit mystique. Plutôt sympa, vous ne trouvez pas ?

Y a-t-il un passage du livre dont l’écriture vous a marquée ? Que vous avez adoré écrire, ou au contraire, qui a été douloureux ou pénible ?

Écrire Hexes a surtout été extrêmement cathartique (notamment la première et la troisième partie du roman) et ultra excitant. Pendant que j’écrivais la partie écosexuelle centrale, celle qui se déroule entre les XVIe et XVIIe siècles, j’alternais entre l’écriture et la masturbation. Parfois, sept ou huit fois en une journée. Il n’y a rien qui m’excite plus que l’écriture. Et écrire Hexes a été l’apogée de ce plaisir.

Lorsque le roman est sorti en Pologne en 2022, vous avez été sur la première liste du prestigieux prix littéraire Nike. Suite à cette nomination, vous avez écrit un article qui a à la fois fait scandale et été salué par un grand nombre de personnes. Vous y dénonciez le système social de votre pays qui ne vous permettait pas de recevoir l’argent lié à un prix littéraire tout en continuant à bénéficier des allocations qui vous sont versées pour vos deux filles neuroatypiques. Entre mère aidante et autrice primée, il vous faut toujours choisir ?

Non ! Hexes m’a appris à dépasser mes peurs et à me mettre en colère avec d’autres, pas forcément avec les personnes vivantes d’ailleurs, mais aussi avec mes ancêtres, y compris celles qui ont été brûlées vives sur les bûchers. Par ailleurs, Hexes m’a montré que mon écriture pouvait être diffuse, que je pouvais écrire à base de volts et que ces volts injectés dans les lettres pouvaient même être fatals. Symboliquement, évidemment. C’est arrivé plusieurs fois et, pour cette raison, les politiciens en Pologne ont peur de s’attaquer à moi. Ils savent que je peux tirer des lettres avec une grande précision. Je n’en abuse pas, mais j’ai participé, avec un collectif, à changer certaines choses, et notamment le problème que vous avez abordé dans votre question. J’ai écrit un article qui a été la base d’un mouvement social en Pologne (sur la question de l’allocation d’environ 500 € que les mères reçoivent – si elles ne travaillent pas – pour prendre soin de leur enfant, souvent adulte en fait, handicapé). Et tout cela a mené à un changement de législation. Maintenant, les aidant·es peuvent travailler ET recevoir l’allocation, alors qu’avant, même le fait de gagner ne serait-ce qu’un euro leur faisait perdre les aides. C’était pour cette raison que j’avais demandé à quelqu’un d’autre de signer le contrat pour Hexes. J’aurais pu perdre cette aide et elle constituait la seule source de revenus fiable pour mes filles. Je n’aurais pas pu non plus accepter le prix Nike si mon livre avait gagné. Mais comme je le disais, nous avons changé la loi. Et tout cela a commencé avec mes mots et les attaques de ma flaming, fucking fury à l’encontre de ce système dégueulasse.

Il semblerait que la plupart des articles et recensions ayant été faites sur votre livre, en Pologne comme en France, aient été faites par des femmes, autrices ou journalistes. Mais où sont les hommes ? Avez-vous eu des retours de leur part ?

Depuis la parution d’Hexes, beaucoup d’hommes m’ont écrit. Parmi eux, il y a : des sociologues intéressés par le projet social contenu dans le livre ; des chercheurs en littérature spécialistes des nouvelles formes de langage ; ceux qui ont été mis de côté par le patriarcat, qui ont toujours privilégié la douceur et ont été ridiculisés par les femmes pour cette raison ; des prisonniers qui, après leur libération, voudraient couper leurs parties génitales et les faire brûler dans un feu de camp rituel ; des artistes inspirés par le contenu du livre ; et puis les haters qui me menacent de mort, bloqués dans leur masculinité polonaise toxique, cis, catholique et surtout ridicule. Il y a donc finalement pas mal d’hommes. Mais ce qui me rend la plus heureuse, c’est lorsqu’une personne queer lit Hexes. C’est une incarnation parfaite de la douceur contenue dans ce livre, celle qui invite à la fin de la rigidité.

En-dehors de vos filles, quelles sont les femmes qui vous inspirent au quotidien ou dans votre travail d’écrivaine ?

Mon amie Dominika avec qui j’ai travaillé sur une série intitulée « Black Daisies » qui sera diffusée dans quelques mois à la télévision française (groupe Canal+). En ce moment, nous écrivons un scénario pour un road movie complètement dingue. Il s’agit d’une interprétation novatrice, postmoderne et un peu tordue de « Thelma et Louise » transposée à la fin de l’anthropocène. Il s’intitule « Kimberella ». On adorerait le produire en France parce que c’est le seul pays sexuellement libéré, même s’il se noie toujours un peu dans le romantisme, ah ah ah ! On rêve des réalisatrices de « Titane » ou « Corsage13 ». Seule la France excite notre imagination sexuellement. Nous sommes démentes, rêveuses, nous adorons rire et nous sommes inséparables même si nous avons tous ces enfants et quelques aventures (celles de Dominika sont plus « normales » que les miennes). Mais nous avons l’amour de l’écriture et le rire en commun. Un rire sain, celui qui vient du diaphragme, le vrai, pas celui qui vient du cynisme ou du sarcasme. C’est absolument crucial pour moi. Parce que ce rire (comme je l’ai déjà dit) peut briser le patriarcat et mener à son effondrement.

Hexons le patriarcat tous·tes ensemble !

Je tenais à remercier très amicalement Michał Grabowski qui a écumé pour moi les recensions polonaises du roman d’Agnieszka Szpila. Sa revue de presse m’a été d’une grande utilité lors de la préparation de cette interview.

1 Ces deux images sont présentes dans le roman.

2 « De drôles d’anges chantent de vieilles histoires / Rien que pour moi, ils me hantent / Ne ressemblent en rien à ce que j’avais imaginé. »

3 Il s’agit du dessin présent sur la couverture, réalisé par l’autrice elle-même (et à présent tatoué sur son bras !).

4 Littéralement, oui.

5 Une putain de rage enflammée.

6 À retrouver ici : https://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/convention-rights-persons-disabilities

7 Terme allemand emprunté à la philosophie qui signifie « esprit du temps ».

8 Une espèce de crustacés vivant dans les lacs salés, les lagunes ou les marais salants.

9 Margaret Atwood, La Servante écarlate, traduit par Michèle Albaret-Maatsch, Robert Laffont, « Pavillons poche », 2021.

10 Un cristal de roche lumineux qui ressemble à un diamant mais n’en est pas un.

11 Plusieurs éditions et traductions sont disponibles notamment chez Folio, Le Livre de poche ou Le Bruit du temps.

12 Je pense qu’il s’agit de la chanson « Flowers ».

13 Respectivement Julia Ducournau et Marie Kreutzer.