Tant d’autrices dont j’ai envie de parler ici, tant de livres à lire et à chroniquer, mais Sabrina Calvo, vraiment, il était temps. C’est à mon sens une des plus grandes plumes de la SF française, une des plus lyriques et drôles et puissantes, et j’arrête avec les adjectifs téléramesques pour poser la question :
Pourquoi on a dû attendre aussi longtemps pour avoir un roman cyberpunk fashion ?
Je veux dire, c’est TELLEMENT évident une fois qu’on a l’idée sous les yeux, et pourtant, en 40 ans de cyberpunk, personne n’avait fait le job. Heureusement que cette lacune incompréhensible est à présent comblée. Pourquoi, dans le cyberpunk, c’est toujours des entreprises de… de on sait pas trop quoi en fait, des ignobles corporations de l’énergie et des télécommunications, des conglomérats médiatiques et industriels, des trucs de bonhomme quoi, alors qu’une guerre entre les grandes maisons de la mode qui resserrent leur poigne sur des malheureuses stagiaires et s’érigent sur des ruines de fast-fashion putréfiée, c’est une idée fabuleuse. Le cyberpunk est un genre de la SF qui a toujours parlé des corps, interrogé les codes de l’esthétique, exploré ce que disent les vêtements, les accessoires, les peaux et les visages et ce qui les orne ou les cache. Et la mode, c’est peut-être le navire-étendard du capitalisme et de la consommation, mais à chaque fois qu’on montre du doigt sa superficialité ou son obsolescence, on est renvoyé à ce qui pourtant la maintient tout en haut de nos imaginaires. Elle dit comme personne les hiérarchies et les rapports de domination, mais aussi les élans de liberté et d’expression individuelle.
Bienvenue à Nouvelle-Arcologie, post-Paris cyberpunk en Fashion Week perpétuelle, et bienvenue dans la vie de Vic, qui écrit comme elle peut dans les rubriques d’un magazine féminin. Qui a été abandonnée par sa mère dans un Ikéa où elle a zoné avant d’être adoptée et réquisitionnée par Chloé – la marque, donc, pas vraiment une copine – qui la garde sous son contrôle. Qui rame avec Maria Paillette, son IA en mal de mises à jour, qui bugge de partout mais qui est amoureuse d’elle et prend peut-être un peu trop de décisions sans la consulter. Qui a douloureusement renoncé à Nova, son avatar travailleuse du sexe dans l’Ouvert, pour s’en sevrer. Et qui se retrouve à enquêter sur l’origine des lunettes de Laurent Voulzy dans le clip de « Mes nuits sans Kim Wilde », sur celle de la veste de Lady Di lors de l’accident du Pont de l’Alma, et sur tout ce qui les lie, elle et Kim et Diana et Nova et Maria et sa mère, pendant que les maisons se font la guerre sur les runways et dans les colonnes de la presse de mode.
Sabrina Calvo est une immense écrivaine des espaces liminaux, et la manière dont le roman navigue entre le Clos et l’Ouvert en est une magnifique illustration. Je préfère ne pas en dire plus sur cet intermonde virtuel-mais-pas-que : vous raconter l’Ouvert, c’est pas facile, ça va se transformer en soirée diapos nulle. Faut le lire, l’Ouvert, ça s’expérimente de première main, voilà. Liminal aussi, ambivalent, le rapport aux fringues. Des fringues de fast-fashion dégueulasse qui se transforment en un compost abject sur lequel fleurit l’industrie de la mode et de sa presse ; et des fringues mythiques, bien plus que des macguffins cherchés par l’héroïne : des légendes qui alimentent notre imaginaire. Des fringues qui servent de peau à celles qui ne savent pas comment habiter la leur, d’interface pour habiter le monde. Des fringues tout le temps, envahissantes et monstrueuses et désirées et belles. Dans son précédent roman, on les voyait côté création, parce que Sabrina Calvo, comme Fi, l’héroïne de Melmoth furieux, est couturière ; ici on explore ce que c’est que de les porter, ce que ça veut dire pour nos corps, nos identités, nos émotions.
Une nuisette pend par une bretelle. Relique d’un monde antique, grâce démunie devenue œuvre en ruine. Ouverte à rubans dégradés. Délicatement tissée aux hanches. J’aimerais lui donner ma forme à moi. La faire mienne. Quitte à la tailler en biais pour lui permettre de se draper autour de ma hanche sans me couper moi. Je voudrais l’absorber et boire son pastel à même la soie.
Liminal le questionnement sur l’avatar et sur l’IA, loin des raccourcis et revenant aux racines du cyberpunk. L’attachement de Vic envers Nova, fait de dépendance certes mais aussi de liberté possible, la met à mille lieues des clichés sur le cyberporn : là où des créateurs ont souvent dépeint la rencontre entre monde virtuel et travail du sexe sous son jour le plus glauque, le plus putassier et le plus misogyne, c’est l’inverse ici, et Nova, création virtuelle de Vic et corps objectivé par ses clients, est constamment réhumanisée.
Mes cavernes en écho de sa sexualité libre, vagues dont je réprime toute mousse. J’ai pris la bonne décision, tous les matins je me dis que j’ai pris la bonne décision. L’abandonner, c’était me sevrer du malheur. Me donner le droit de vivre. Exister ici et maintenant, pas là-bas, pas dans ce putain de temps fucké.
Liminale bien sûre l’existence de Maria Paillette, cette IA émergente qui parle à Vic avec une spontanéité désarmante, qui veut son bien et qui déconne et qui tape des crises de jalousie et qui cache des choses – elle aussi tellement attachante et mélancolique.
— Pourquoi t’as fait ça Maria Paillette ?
— Je pensais vraiment que ça te ferait plaisir.
— Je t’ai dit que je voulais pas qu’on me remarque.
— Je voudrais valoriser ton travail. Tu vas pas continuer à moisir dans ton lit.
— Il s’appelle Bladet et c’est mon ami.
— J’aime pas tes amis.
Liminale, bien sûr, toute la fin du roman, qui prend une ampleur mythique et mystique comme souvent chez Calvo, mais dont ce serait trop dommage que je l’abîme. Liminale, enfin, Vic elle-même, tiraillée entre ses mondes, ses désirs et ses questions : comme beaucoup d’autres de l’autrice, le roman explore à travers elle les facettes de la transidentité, ici notamment autour de la relation de Vic à sa mère.
Drôle et lyrique et puissant. J’ai dit, ça, déjà. Comme la couv’ don’t le roman est fringué : du cyberpunk, mais shocking pink.
Mélanie se balade depuis pas mal d’années dans les mondes littéraires et ludiques de l’imaginaire, avec un peu de recherche universitaire sur les mythes, les âmes et les dragons, un peu d’écriture de nouvelles, et beaucoup de lecture. De temps en temps, elle en sort parce que les programmes de l’Éducation nationale exigent qu’on parle d’autre chose aux lycéen·nes. Elle est convaincue qu’il y a des milliers de trésors à partager en SF et en fantasy, et que le cocktail héros couillu, mentor barbu et récit convenu n’y est pas une fatalité.