Journaliste indépendante, Douce Dibondo tient un blog sur Mediapart. Elle a notamment fait partie de l’association AJL (l’Association des Journalistes LGBTI) et du collectif afroféministe Mwasi. En 2018, elle se fait connaître pour son podcast Extimité, créé avec Anthony Vincent (journaliste mode et militant queer), dans lequel ils donnent la parole aux personnes minorisées à la jonction de plusieurs oppressions (racisme, misogynie, handiphobie, homophobie, transphobie). Dans son premier livre, La charge raciale, en mettant en parallèle son expérience personnelle et les outils d’analyse maniés par les chercheureuses et militant.e.s autour de la question raciale, elle analyse et explique l’attitude des personnes racisées qui passent sous silence des émotions douloureuses transmises de générations en générations telles un héritage empoisonné et une charge intériorisée.
Au commencement, il y a les mots…
Il y a eu beaucoup d’ouvrages écrits sur les Noir.e.s et le traitement qui leur est réservé en Occident. Tout l’ouvrage, comme son titre l’indique, a pour but de définir la charge raciale. Et cela commence par une évaluation et un recensement de l’importance accordée aux mots qui participent de cette charge. La réflexion sur les diverses appellations de la spécificité d’être Noir.e.s et de vivre en Occident avec cette couleur de peau débute par un listage de leur variété : « la condition noire » traduction de blackness, le « problème noir » qui s’est mué en negro problem aux Etats-Unis, la « question noire » érigée par les révolutionnaires noir.e.s des années 1960, la « noirceur » qui est l’expression la plus courante actuellement.
Ce que Douce Dibondo explique c’est que l’expression est déjà une charge et pour cela, elle en révèle tous les sous-entendus. Elle montre en quoi par exemple les expressions font des Noir.e.s les seul.e.s responsables de leurs situations : « Le « problème noir » déplaçait le curseur en faisant du racisme systémique une charge quotidienne que les afro-Américain.e.s se devaient de régler », ce qui alourdit les personnes racisées et allège les autres. L’autrice souligne également le danger de l’essentialisation que véhiculent les expressions : « Avec l’acception de « condition noire », il me semble qu’on retombe dans les travers d’une vision fataliste, qui corrobore l’idée d’une condition1 à notre humanisation », ce qui enlève toute égalité de vivre comme les autres, à savoir sans le regard que l’autre porte sur la couleur de peau.
L’autrice ne se contente pas de questionner les enjeux des appellations, mais elle en propose une autre plus libératrice et plus encline à prendre en compte l’individualité : « C’est pour cela qu’il me semble urgent de sortir d’une condition noire pour réinvestir la Noirité (l’être-Noire), descendance moins lyrique et moins polémique du mouvement de la négritude ». Autrement dit, contrairement aux autres expressions qui rendent compte d’un conditionnement, qu’il soit d’adaptation, de survie ou réactif, la Noirité permettrait l’éclat de l’être de chaque personne racisée. Elle serait le point inarrachable de l’être de chacun.e et y inclurait la possibilité de chacun.e de dire non. L’expression proposée par l’autrice enlèverait la charge du collectif, cette idée de représentation des toutes les personnes noires par un.e. seul.e Noir.e.
Le travail sur les appellations s’accompagne d’un état des lieux pertinent et lucide de l’attitude des personnes racisées et de leur manière d’être au monde dans lequel elles vivent : « Toutes les personnes noires et racisées sont des génies de l’adaptation car elles se situent entre deux paradigmes. Elles naviguent entre le monde de la blanchité et celui de la racialisation ». Douce Dibondo en souligne également les conséquences tant extérieures qu’intérieures, tant physiques que mentales (et émotionnelles), tant collectives qu’individuelles : « Toutefois, cette double vue a un prix : celui de la fatigue, des masques d’adaptabilité sur l’assignation raciale à rester à sa place, à ne pas déborder du pré carré de sa condition […] Elle n’est pas un choix individuel mais la conséquence d’une réalité sociologique ». Elle rend compte avec justesse des rapports de violence banale et taiseuse qui se nichent dans les relations quotidiennes, subis par les personnes racisées.
Comment vivent les personnes racisées ?
Loin d’être un pur texte théorique, La charge raciale a un fort caractère personnel. Le « je » est largement employé et l’autrice y a souvent recours pour faire part de son expérience, bien souvent une expérience passée sous silence. Invitée chez une collègue à une soirée où elle est la seule personne noire, elle remarque une affiche Banania. Face aux réactions des invité.e.s, elle décide de partir :
« Tu viens de subir un gaslighting racial2, mais ça tu ne le sais pas, tu n’as pas le temps de digérer leur déni, leur complicité avec le racisme dit ordinaire, leur refus de voir cette nostalgie coloniale, la minimisation de leur ressenti. Tu te mets à douter, tu penses désormais que tu es parano, dans le fantasme, dans la victimisation et le passé. Pour ne pas flancher tout de suite, tu ravales ton envie de justice. Tu portes le poids du silence sous ton masque jusque chez toi ».
En plus de mettre un mot sur cette situation, qui permet de nommer la souffrance, Douce Dibondo explicite l’enchaînement des pensées et des sentiments qui la traversent. Cette charge, due à la race, est un fardeau uniquement pour elle : agressée, incomprise, isolée et obligée de tout gérer seule, alors que les autres ne remettent pas en question leur vision des Noir.e.s.
Le dévoilement du silence et la mise en mots de la souffrance s’accompagnent toujours d’une analyse claire des raisons qui provoquent et soutiennent la souffrance des personnes racisées : « Aujourd’hui le racisme systémique se fait discret et le racisme institutionnel plus que présent, nous assistons à un simulacre d’égalité où la légèreté d’être des uns est le revers de l’hypervigilance des autres […] En cela, le racisme n’est plus aussi brutalement visible et les lois discriminantes des périodes esclavagistes et coloniales ne sont plus aussi évidentes. » Ce qui est souligné c’est bien la différence de manifestation du racisme : celui du passé plus net et plus clair, voire complètement assumé, tandis que celui du présent est diffus et, de ce fait, plus profondément destructeur.
Dévoiler le silence
De très nombreuses situations sont évoquées et analysées dans cet ouvrage. Et chacune fait l’objet d’un décryptage : ce qui peut a priori sembler anodin se révèle être le procédé ou le résultat d’un système qui oublie la sensibilité des Noir.e.s voire qui leur dénie une âme. Après avoir fait un sort aux blagues d’apparence banale, l’autrice précise ceci : « Car le Code pénal condamne l’insulte raciste mais pas le trait d’esprit raciste3 dont s’enorgueillissent les missionné.e.s du racisme « ordinaire ». Ces micro-agressions sont des couteaux enfoncés dans le trauma racial jour après jour. » Douce Dibondo met bien en lumière ici les petites failles dans lesquelles se glissent ces « missionné.e.s » et leur habilité à jouer sur les limites. On peut ajouter que le contexte et l’attitude font basculer dans le camp de l’acceptation des blagues ou des paroles racistes.
En gardant toujours son objectif de dévoilement du silence, l’autrice soulève des questions polémiques et pointe du doigt des réponses qui n’en ont jamais été ou plutôt qui ont servi à détourner l’attention des personnes racisées : « Lorsqu’on m’expliquait l’histoire de l’esclavage puis de la colonisation et des raisons économiques, du marché que ça représentait, je demandais pourquoi4 c’était arrivé et les personnes en face de moi avançaient des arguments qui tendaient à expliquer comment5. » Le choix de mettre les deux mots importants de cette phrase en italique, « pourquoi » et « comment », rappelle les intérêts, individuel et collectif, qui s’opposent et le détournement qui ne répond pas à la demande. D’ailleurs, toutes les pages qui suivent sont une réponse que Douce Dibondo s’apporte à elle-même et apporte aux autres sur les motifs de l’esclavage et de la colonisation.
Vivre sa Noirité
Le travail sur les expressions, comme nous l’avons montré quelques lignes plus haut, est le point de départ de la réflexion mais aussi l’occasion de trouver une appellation plus juste et plus en adéquation avec les besoins, non plus communautaires mais individuels, des personnes racisées. La Noirité permet de se libérer de la charge raciale : « La charge raciale n’est pas seulement l’absence de parole, mais la quasi impossibilité structurelle de faire émerger une parole. Et pour faire émerger cette parole, il est d’abord nécessaire de se réapproprier une intériorité et une position de sujet conscient pour se reconnecter à la part politique et psychologique de soi. » La Noirité est à la source d’une démarche individuelle pour faire éclater la beauté de la personne mais elle n’est pas une fin en soi. Elle accompagne en permanence : elle est ce qui permet de vivre quotidiennement une intimité et une sociabilité équilibrées.
Douce Dibondo met en mots de nombreux actes d’injustice subis par les Noir.e.s et cela met déjà en action la Noirité. En plus, elle propose des solutions libératrices pour discerner, maîtriser et enfin briser cette charge raciale qui est imposée aux personnes racisées. Quand elle évoque les figures qui font et occupent l’espace public, elle envisage leur présence sous un autre angle : « Il serait plus juste d’ériger les statues des personnes ayant combattu pour la libération des esclavagisé.e.s et pour les décolonisations. En partant de ces personnes illustres, on se décentre d’un prétendu devoir de mémoire imprégné de virilisme et de blanchité. On met l’accent sur l’importance des mouvements et luttes collectifs. » L’enchaînement des phrases est intéressant : l’emploi de l’adjectif « juste » rappelle l’importance de cette cause dans le maintien de la démocratie française mais aussi il souligne la fierté qui émane d’une telle révolution pour toute une nation. Ensuite, l’autrice montre qu’il ne s’agit pas de mettre en accusation le virilisme et la blanchité par plaisir ni vengeance. En réalité, le vrai but c’est la glorification du collectif, et l’on sait à quel point la France réussit quand elle joue collectif !
La charge raciale est un ouvrage documenté et pertinent qui libère la parole des personnes racisées et offre leur point de vue sur les situations qu’elles vivent au quotidien. C’est aussi un ouvrage qui est largement tourné vers l’avenir en envisageant des solutions pour cautériser les blessures et vivre son individualité en toute sérénité et confiance.
1 En italique dans l’ouvrage.
2 En italique dans l’ouvrage. Voilà la définition proposée par Douce Dibondo : « Détournement cognitif racial, soit une technique de manipulation psychologique, inconsciente ou non, niant le vécu, la parole ou une situation racistes dénoncés par une personne racisée. »
3 En italique dans l’ouvrage.
4 En italique dans l’ouvrage.
5 En italique dans l’ouvrage.
Passionnée de lecture depuis petite, Magaly Jouhateau-Mauriello voit en la littérature la meilleure façon de découvrir l’âme humaine, avec ce qu’elle a de beau mais aussi de plus obscur. Ce domaine, selon elle, est le meilleur moyen de redonner une voix à celles et ceux que l’on a voulu depuis trop longtemps considérer comme muet.te.s.