Le chant des cavalières, de Jeanne Mariem Corrèze et Mémoires de Lady Trent, de Marie Brennan
Dans la vaste cour de récréation qu’est la fiction, on a parfois l’impression que les dragons, à l’instar des GI Joe et des Transformers, sont un joujou destiné aux seuls garçons. Des dragons à affronter, à coup d’épée ou par la ruse ; des dragons à domestiquer, pour devenir votre monture et votre meilleur ami ; mais presque toujours, en face, des héros masculins.
Les fantastiques créatures seraient-elles, alors, plus difficiles encore à conquérir pour les filles ? Peut-être… et raison de plus pour s’y atteler : l’aventure n’en sera que plus trépidante.
Voici donc deux chouettes univers donc, très différents, très élégants, accessibles à des lectrices adolescentes qui ne reculeraient pas devant un style exigeant (plutôt lycée donc) et à de plus chevronnées, qui auraient besoin d’un petit séjour dans le merveilleux pour recharger les batteries avant la prochaine lutte.
Le chant des cavalières, de Jeanne Mariem Corrèze, nous plonge dans un univers médiéval-fantastique familier aux premiers abords, avec ses castes, ses guerres, ses légendes enfouies et ses dragons, donc, jolies montures à plumes. Sauf que seules celles qui ont eu leurs premières règles peuvent se lier à un dragon, et qu’ainsi les cavalières, les écuyères, et les détentrices du pouvoir politique sont toutes des femmes, à de très rares exceptions près. Ce qui n’en fait pas de douces et bienveillantes créatures, loin de là : le monde de Sarda est pétri d’intrigues de cour, de manipulations et d’ambitions dévorantes. C’est sur cette toile que l’on suit l’aventure de l’héroïne, Sophie Pendragon, désignée avant même ses premières règles pour devenir l’écuyère de cendre d’Eliane, toute nouvelle matriarche du royaume. Or Eliane, plus préoccupée de stratégie militaire et politique, délaisse sa pupille, qui voit sa formation passer aux mains de l’herboriste Frêne, de la caste des intrigantes, et d’une présence plus inattendue, le fantôme de l’ancienne Matriarche, Acquilon de Nordeau. Laquelle la lance dans une quête en apparence classique, à la recherche des reliques magiques de la légendaire reine Maude, le baudrier Baldré et l’épée Lunde.
Si votre réaction épidermique a été de soupirer parce que prophéties, objets magiques, noms bizarres et personnage principal qui va épater tout le monde du haut de son dragon… rassurez-vous : ce n’est pas le propos du roman, qui inverse habilement ces tropes en dévoilant peu à peu combien Sophie n’est pas un héros triomphant de l’adversité par ses exploits, mais une héroïne, manipulée, utilisée, trompée, qui s’affirme lentement, par des moments d’introspection onirique et poétique, et en découvrant, difficilement, où peut se situer son libre-arbitre.
Quant aux cinq tomes des Mémoires de Lady Trent, de Marie Brennan, ils forment un savoureux pastiche de littérature victorienne sous une plume féminine à la fois raffinée et mordante. Isabelle Trent vit peut-être au Scirland et non en Angleterre, mais elle est soumise à des carcans très familiers, et on attend d’elle qu’elle étouffe toute curiosité, se comporte conformément à l’étiquette et devienne une discrète épouse. Sauf que toute petite déjà, elle est dévorée de passion scientifique pour les dragons, aussi bien les lucions, petits insectes draconiques, que les spécimens plus imposants et plus dangereux de l’espèce, rares dans son pays mais qui pullulent sur d’autres continents. Isabelle semble définitivement perdue pour la cause des femmes rangées et silencieuses… Heureusement, Jacob, l’époux qu’elle choisit en partie pour sa bibliothèque, comprend vite que rien ne réfrènera son désir d’étudier, et Isabelle se voit propulsée dans une série d’explorations draconiques, pour devenir une naturaliste hors pair.
L’écriture mêle la chronique de ses enthousiasmantes découvertes biologiques, technologiques et archéologiques à des piques acides sur les normes sociales étouffantes qui pèsent sur l’aventurière : comment explorer une jungle exotique quand on est forcée de porter un jupon long et qu’un tabou oblige les femmes à s’isoler pendant leurs règles ? Chaque exploration dévoile aussi son lot d’intrigues politiques, les dragons constituant une ressource stratégique et non pas seulement un objet d’étude, comme Isabelle le découvre plus d’une fois à ses frais. Les romans rendent donc hommage aux voyages extraordinaires à la Jules Verne tout autant qu’aux récits d’expédition et aux études de naturalistes façon Charles Darwin, avec une dimension de satire sociale en plus. Mais derrière les péripéties exacerbées par les diktats sur la condition féminine, c’est avant tout l’histoire d’une grande passion scientifique et intellectuelle.
Bon vol à toutes, et amusez-vous bien dans la cour de récré.
Mélanie se balade depuis pas mal d’années dans les mondes littéraires et ludiques de l’imaginaire, avec un peu de recherche universitaire sur les mythes, les âmes et les dragons, un peu d’écriture de nouvelles, et beaucoup de lecture. De temps en temps, elle en sort parce que les programmes de l’Éducation nationale exigent qu’on parle d’autre chose aux lycéen·nes. Elle est convaincue qu’il y a des milliers de trésors à partager en SF et en fantasy, et que le cocktail héros couillu, mentor barbu et récit convenu n’y est pas une fatalité.