Je viens d’achever la lecture du livre de Mariana Enriquez Notre part de nuit, un roman digne de nos pires cauchemars par une nuit d’insomnie. Fourmillant de pistes, d’intrigues et de significations, le texte mêle en permanence avec le plus grand naturel un quotidien familier à un monde irréel et convoque en quelques 800 pages guerre d’Espagne, dictature argentine, exploitation des minorités, féminisme, homosexualité violente, mode, musique, révolte étudiante et répression.
Notre part de nuit c’est d’abord l’ histoire d’amour d’un homme pour son fils, un homme qui va utiliser tous les moyens, même les plus violents pour le protéger d’une famille destructrice, élevée dans la culture patriarcale de la violence et de sa reproduction.
Juan est fils de paysan pauvre. Porteur d’une cardiopathie congénitale complexe, il est opéré par le Dr Bradford, et survit miraculeusement grâce à l’apparition d’une mystérieuse brume noire au moment où tout semblait perdu. Durant sa convalescence, Juan s’éprend de Rosario, fille de Mercedes et ensemble ils donnent naissance à Gaspar.
Juan, doué du pouvoir de mobiliser l’Obscurité, est « acheté » à sa famille pour devenir l’instrument des Bradford, une riche famille anglaise aux allures de secte, qui désire exploiter ses facultés de médium lui permettant de mobiliser une énergie noire destructrice, émanation d’un dieu ancien, crochu , révélée dans des séances à mi-chemin entre le vaudou, les expériences de loup garou et le ku kux klan, lors desquelles des adeptes se font mutiler et dévorer avec béatitude.
Mais sa femme Rosario meurt, renversée par un autobus ; Juan et son petit garçon quittent dans l’urgence leur domicile ; on ne sait rien. Il faut oublier ce que l’on sait ; toute l’énergie de Juan, dont la maladie évolue, n’aura qu’un seul but : sauver son fils des griffes d’une organisation maffieuse et se venger de sa belle mère Mercedes.
L’autrice convoque ainsi l’Argentine des dictatures, s’appuyant sur le parti catholique pour « rétablir l’ordre moral et les vraies valeurs », et déroule son intrigue dans l’étuve d’une forêt chaude et humide, où se tapit une maison surveillée par des miradors, occupée par la famille Bradford : argent , pouvoir, protection et bienveillance de la dictature. En marge, s’étend un village de paysans exploitables à merci. Les disparitions et les mutilations abondent : les enfants sont enlevés, enfermés dans des cages, mutilés, mourants, sujets d’expériences douteuses imaginées par Mercedes, la mère, psychopathe sadique et amorale.
Un récit à la Lewis Caroll sur fond de dictature
Notre part de nuit, c’est aussi une expérience initiatique évoquant Lewis Caroll, ouvrant sur des univers parallèles. La « maison » est décrite comme un être vivant. Il y a des portes dont Juan sait ouvrir les serrures en les effleurant ; il y a des cadenas qui interdisent ; et derrières certaines portes, un autre monde figé, des marais au fond desquels des mains vous agrippent et vous entrainent, si vous n’y prenez pas garde. Cette énergie noire et gloutonne avale ses victimes avidement tel le dieu Bal. Comme dans un train fantôme, on rencontre des pendus tête en bas ; comme dans un jeu de tarot, des os, des collections ésotériques sur des étagères bien classées : des gens ont-ils été torturés dans cette mystérieuse maison ? Où disparaissent les manifestants qui s’opposent au pouvoir ?
L’amour d’un père pris dans une course vers l’avant questionne les liens du sang et l’héritage paternel ; figure lumineuse et tyrannique, Juan est tiraillé et rongé par la difficulté d’être père :
– Les gens qui s’aiment ne se font pas de mal, dit Gaspar.
– Ce n’est pas vrai, répondit Juan. Je t’ai fait mal pour te sauver.
– Tu es fou?
– C’est possible, pour toi, que j’ai l’air fou, mais il est trop tard pour que tu comprennes, et je ne veux pas que tu comprennes, mon garçon.Je me suis préparé à ce que tu me détestes. J’aimerais mourir en te laissant un bon souvenir de moi. Mais c’est impossible et je crois que c’est mieux
Notre part d’ombre, notre part de nuit, au final, c’est le conte qu’on laissera à celles et ceux qui viennent après nous, peu importe la poids des fantômes et des malédictions collés à nos peaux.
Candide est vieux. Il a des réductions partout. Il a beaucoup voyagé dans le monde par envie de voir comment les autres font pour vivre. Il a le bonheur d’avoir de nombreux enfants et petits-enfants. Il a la chance d’avoir un métier qu’il aime. Il ne prendra pas sa retraite. Il aime faire la cuisine et boire du bon vin. Il est déjà mort une fois, pour de vrai ; ce serait trop long à expliquer. La lecture est son voyage ; comment font-ils pour encore nous surprendre ?