Spunk ! Le mot explose, surgit dès la première page comme avait surgi de la bouche de la fille d’Astrid Lindgren l’urgence à lui inventer une histoire inédite, une héroïne sur mesure sous les traits de Fifi Brindacier alors que, souffrante, elle devait garder son lit plusieurs semaines. Spunk c’est le néologisme qu’il nous faut pour faire péter le cadre bien sage des fictions qu’on connaît, des discours rodés usés à la corde, et que nous propose Christine Aventin qui s’adonne à un exercice hautement libertaire : la traduction en dehors des clous. Elle se saisit du texte de 1943 de Pipi Longues Chaussettes, la malnommée Fifi Brindacier, et en livre des extraits inédits pour retrouver le texte originel : corrosif, subversif, impertinent, antifasciste que nous n’avons jamais connu.
La genèse d’une censure
FeminiSpunk prend sa source dans les travaux de Christina Helder en 1992 : elle se demande pourquoi Pipi Longues Chaussettes ne rencontre pas en France le même succès qu’ailleurs. Elle s’aperçoit alors que le texte a subi ce que Christine Aventin nomme malicieusement une « clitoridectomie » après son passage par les mains de Marie Loewegren. Cette traductrice l’avait en réalité expurgé de ce qu’elle estimait immoral pour la jeunesse de l’époque. D’abord de trois volumes, on passe à deux, donc on pratique la coupe drue en 1962 chez Hachette dans la « bibliothèque rose », cette collection éditoriale bien dominée par la sexualisation des lectures. Mais elle ajoute des passages absents de l’oeuvre originale et en réécrit d’autres afin qu’ils conviennent davantage au bon goût des années 60 : les contestations d’autorité seraient du plus mauvais effet, et les mensonges pervertiraient la jeunesse, alors ouste, on sabre et on modifie. Mais que craignait-on chez Hachette pour ne pas publier une édition française fidèle à la version suédoise ? Sans doute, comme l’analyse si bien l’autrice le potentiel hautement subversif de la fiction et ce que Donna Haraway nomme « la fiction spéculative », cette capacité des récits à faire advenir ce qui n’est pas encore :
« Tout ce qui finit par exister dans le réel a d’abord existé dans l’imagination de quelqu’un. C’est pourquoi il nous faut inventer nous-mêmes les récits qui nous manquent car il n’y a pas la moindre chance qu’ils soient écrits par d’autres ».
Et celle d’Astrid Lindgren a de quoi dynamiter dix fois la société patriarcale et l’idéologie capitaliste…
Sans foi, ni loi
Fifi, à n’en pas douter est une féministe qui réveille les Annika que nous sommes, doublée d’une punk indocile et irrécupérable à toute forme d’arbitraire. Le personnage vit seule dans sa villa « Virêvolte », sans adulte, puisant dans la corne d’abondance que constitue un coffre garni de pièces d’or laissé par son père ; elle ne fréquente pas l’école et fait tout ce qui lui plaît. Elle incarne l’autodétermination et la jubilation à l’état pur, rendant terriblement séduisant sa manière d’être sans limites. Christine Aventin retrouve cette fougue à la Fifi chez les Pussy Riot. Souvenez-vous de cette Coupe du monde 2018 : des activistes, travesties en policières, descendent sur la pelouse russe, sous les yeux de Poutine et de 4 milliards de spectateurs. En une minute, leur geste fait voler en éclats le coin de jeu des garçons dont on a toujours été tenues à l’écart. Elles crèvent l’écran, et font exister l’inimaginable : des filles qui volent la vedette à des garçons sur un stade de foot pour défendre des droits politiques !
Si Fifi Brindacier est LA référence féminiSpunk par excellence, la seule qui ait pu nous atteindre dès l’enfance et nous dés-éduquer, c’est parce qu’Astrid Lindgren a eu l’idée géniale de hacker la littérature en mettant son molotov dans la bibliothèque rose.
Astrid Lindgren a brillamment su faire d’un champ de la culture populaire dominé un terrain de lutte politique, puisqu’elle démocratise des idées révolutionnaires et féministes, les rendant accessibles au plus grand nombre sous un vernis d’humour corrosif.
Le danger de la récupération
Dans le chapitre 3, Christine Aventin revient sur un risque qui plane au dessus de tout objet contestataire, de toute contreculture : le phénomène de phagocytose. Malgré sa puissance hors du commun, bien qu’elle soit la seule fille au monde à pouvoir gagner contre le grand Adolf dans l’épisode du cirque, Fifi n’échappe pas à la récupération capitaliste. Digérée, rendue consommable, fréquentable, l’organisme exogène est neutralisé de tous ses éléments subversifs de sorte que le gouvernement suédois n’hésite pas à lui faire endosser le rôle de la femme blanchisée, dynamique, mince, individualiste, issue d’une classe dominante. Comme Elisabeth Borne dédiait son discours d’investiture au poste de Première Ministre à « toutes les petites filles… » soucieuses de réussir, la Suède exhibe Fifi comme modèle à suivre pour toutes celles qui souhaitent s’élever dans la société « si elles le veulent vraiment ». Le contresens est complet ; Fifi se tiendrait les côtes au nom de la méritocratie. Elle est une ennemie de classe et déjoue les injonctions à la féminité et au mythe de la valeur sociale en les travestissant. Christine Aventin sait subtilement pêcher dans le texte les passages réjouissants comme celui où en robe au décolleté profond, chaussée de bottines lacées de rubans verts, la paupière noircie au charbon, la lèvre et l’ongle peints, elle défile en exagérant « la vraie Dame » que les adultes lui offre comme modèle ultime de réussite sociale pour une petite fille. De cette façon légère, elle prend le contrepied des discours sérieux et des sourcils froncés afin de nous aider à sortir de notre docilité face aux prescriptions sociales, de la haine de soi et des jugements incessants sur les autres.
L’expérience FéminiSpunk
A la sororité sans fondement, à la bienveillance essentialisante, on oppose l’infection, la contamination des autres, les affinités en devenant passeuses, à la manière de Fifi. Christine Aventin questionne nos fonctionnements communautaires : pourquoi nos communautés si avides d’inclusion comptent-elles des membres si homogènes et génèrent-elles de la violence ? Même au sein du féminisme, nous reproduisons des rapports de domination, des logiques d’exclusion. Si sororité il y a, c’est « un bateau pirate qui s’éloigne lentement des côtes », qui nous libère du regard asphyxiant de quelque nature qu’il soit, qui nous rend à nous-mêmes.
Avec Christine, vendredi soir chez Libertalia, en présence d’Irene, on s’est demandé comment résister aux écueils, aux pièges tendus par le capitalisme, par les milieux militants codifiés eux aussi. Bouger, ne pas rester trop longtemps au même endroit, laisser sa mue derrière soi et renoncer à ce qu’on faisait depuis des années dans notre groupe de militantes bien huilé.
Nous sommes, à de multiples endroits de notre construction, confortables dans l’aliénation, et souvent sans le savoir, les alliées du patriarcat. Le féminisme lui-même, institutionnalisé à l’intérieur d’un système hétérosexiste, raciste et bourgeois est une structure de domination s’il devient un outil de mobilité sociale pour celles qui sont prêtes à jouer le jeu de la réussite personnelle au détriment de la complicité déclassante, avec les marges dont elles sont issues.
La solidarité dans le déclassement, la complicité avec les opprimés, la prise de risques réels montrent la voie à suivre. Fifi est seule dans sa grande maison, elle s’approche des autres mais ne fusionne jamais avec eux, elle leur garantit le plus grand respect qu’on peut avoir pour l’autre : l’indépendance.
Pour approfondir sur Astrid Lindgren, lisez notre article sur Lotta la filoute, un livre jeunesse truculent.
Elle rêvait de tenir un ranch dans le Wyoming, mais sa phobie de l’avion l’a poussée à embrasser la carrière d’enseignante à Montreuil pour partager sa passion des grands espaces littéraires.