Attention, pépite ! Une bande dessinée aussi instructive que jubilatoire à se procurer de toute urgence si comme moi, vous étiez passé.e.s à côté. Joséphine se rend à la maison de l’agriculture pour y remplir son dossier de demande d’aides à l’installation : elle reprend un élevage de chèvres, précédemment géré par Georges (un homme seul, donc). Mais voilà, dès le départ, le ton est donné : on lui conseille de se faire aider par son compagnon (zut, elle est célibataire) ou mieux, de développer plutôt des chambres d’hôtes… D’emblée, on est projeté dans le milieu agricole et ce qu’il charrie d’imaginaires sexistes. Pour autant, les clichés ne sont pas l’apanage de vieux paysans bourrus d’un autre temps, les femmes aussi sont du voyage. Le féminisme ? Elles n’ont pas le temps pour « ces choses-là ». Un chantier en non mixité ? Quelle horreur, probablement « un truc de meufs qui détestent les mecs ». Et puis de toute façon, « en France, on n’a plus besoin de féminisme ! on a les mêmes droits. » Fin de la discussion ? C’est sans compter nos cinq « paysannes en polaire » et leur acolyte dessinatrice, issue d’une formation en agronomie, qui n’hésitent pas à taper du poing sur la table de ferme.
L’éveil au féminisme
Sur sa route, Joséphine rencontre Coline, qui fait du fromage de brebis et travaille sur son exploitation avec son mari, et Anouk, apicultrice, en couple avec une femme sans lien professionnel avec l’agriculture. Trois profils distincts qui nous font voyager dans la ruralité d’aujourd’hui et nous permettent de prendre conscience des spécificités des luttes féministes en milieu agricole. Si Joséphine est étiquetée « féministe » dès les premières pages, Coline et Anouk sont plus réticentes et vont déconstruire au fil de la bande dessinée les oppressions patriarcales qu’elles considéraient jusqu’alors comme un moindre mal à endurer sans trop se plaindre.
Au fil des prises de conscience de Coline, le couple hétérosexuel prend cher… Pierre n’est pas une caricature de macho des cavernes mais il transpire le sexisme ordinaire, minimise le vécu de sa femme, s’accommode des petites phrases assassines qu’elle supporte de moins en moins au marché ou sur l’exploitation, quand on lui demande si souvent « il est où le patron ? ». Elle a beau travailler à la ferme du matin au soir, tenir la comptabilité, vendre ses fromages au marché, se rendre aux conseils de classe des enfants et ne pas oublier l’anniversaire de sa belle-mère, le regard des autres la relègue constamment à un rôle subalterne peu valorisant. Rien de nouveau sous le soleil, à la campagne comme à la ville où la charge mentale pèse autant, qu’on conduise un tracteur ou une trottinette électrique.
Cependant, on comprend bien que sur une exploitation agricole, souvent gérée en tandem par des couples, les femmes paient un lourd tribut au patriarcat : le statut d’ayant-droit évoqué par la doyenne, Maggie, rappelle que bien des femmes ne bénéficient que d’une protection sociale minimale tout en travaillant gratuitement sur l’exploitation. Ainsi, l’éveil au féminisme n’est pas sans douleurs. Ouvrir les yeux sur les injustices vécues provoque chez Coline une rage légitime mais dont elle ne sait, dans un premier temps, que faire :
« J’ai l’impression d’avoir mis des lunettes anti-sexisme ! Tout me saute aux yeux. »
De son côté, Anouk prône l’écoféminisme sans le nommer. En effet, elle raconte avoir refusé le rythme éreintant imposé par son ancien patron qui pratiquait la pollinisation sur fruitiers, qui accroît le rendement tout en épuisant les colonies d’abeilles (merci le lexique de fin, bien utile aux néophytes !).
« Aujourd’hui, je suis bien contente de pouvoir respecter mon corps et mes abeilles. »
La masculinité toxique n’est pas seulement dévastatrice pour les femmes qui l’endurent, elle participe d’une vision de la nature et des animaux, à soumettre aussi bien que le corps des femmes. La scène de dressage du chien est à ce sujet hilarante : l’ancien légionnaire ébahi et bien décidé à mettre au pas l’indocile Zip, chien de Joséphine, n’est pas au bout de ses peines !
L’humour pour surmonter, les copines pour lutter
La bande dessinée se décline au gré des quatre saisons et l’on découvre aussi les bonheurs de ces femmes qui ont quitté le travail salarié sans aucune envie d’y revenir, qui hument l’odeur de l’herbe coupée, se délectent de la vie en plein air, dans un doux compagnonnage avec les bêtes, qui jubilent de conduire seules leur tracteur cheveux au vent. Le trait délicat de Maud Bénézit et la palette de couleurs en gris et bleus arrondissent les angles et apaisent les courroux. L’humour aussi est là pour aller de l’avant, comme l’atelier des copines clowns qui permet de reprendre le pouvoir sur « les phrases qui puent la merde ». Le récit de la nuit de Joséphine avec celui qui se vante d’être surnommé « le paysan » par ses amis nous fait bien rire. Surtout quand l’apprenti paysan déchante face à une Joséphine trop poilue et trop musclée pour entrer dans les bonnes cases de la féminité stéréotypée…
C’est finalement la puissance du collectif qui permet à nos trois héroïnes de donner un sens à leurs justes colères. En participant à un cercle de parole féministe, elles vont pouvoir partager leurs coups de gueule et leurs coups de pouce. Parler, rire, s’entraider, se soutenir, avancer et lutter ensemble : la sororité en actes. Au marché, un véritable chœur des femmes fait le lien entre les générations et nous donne l’espoir de lendemains moins bornés.
Finalement, Anouk, fatiguée de subir le sexisme ordinaire-paternaliste-bienveillant de son colocataire et des vendeurs dans les rayonnages des magasins de bricolage alors qu’elle a le projet de barder un hangar, décide d’organiser un chantier en non-mixité en faisant appel aux copines. Le partage des savoirs, la détermination collective, la confiance retrouvée, aboutissent à l’apaisement et à la certitude qu’ensemble, on est plus fortes mais aussi plus heureuses ! Ce chantier en non-mixité résonne avec l’extraordinaire aventure collective qu’a été l’élaboration de la bande dessinée, dont le précieux making of final nous révèle les rouages.
Je laisse le dernier mot à Anne Sylvestre, toujours dans nos cœurs : à vous de découvrir la place touchante qu’elle occupe dans cette bande dessinée qui a décidément tout pour plaire !
Après s’être aperçue qu’en 116 ans d’existence le Goncourt avait été attribué à 12 femmes et 104 hommes, elle s’est dit que certes, une chambre à soi et un peu d’argent de côté ça pouvait aider à écrire des livres – et que les femmes manquaient souvent des deux – mais qu’il y avait quand même, peut-être, un petit problème de représentation dans les médias. C’est ainsi qu’elle a décidé de participer à Missives, heureuse de partager son enthousiasme pour les autrices qui la font vibrer, aimer, réfléchir et lutter.