8 mars, journée internationale des droits des femmes pour laquelle chaque année nous sommes obligées de rappeler tout en levant les yeux au ciel et en soupirant qu’il ne s’agit pas de la Fête des femmes, que ce que nous souhaitons ce ne sont pas une rose et un soutien-gorge à moitié prix, une bise d’un collègue au regard libidineux ou donner un bon point à un homme qui a découvert le bouton marche du lave-vaisselle. C’est une date unique dans le monde entier pour célébrer les luttes menées par les femmes qu’elles soient connues ou méconnues, pour se remémorer les combats pour l’égalité, la justice et le respect mais aussi une date pour sensibiliser, pour montrer qu’il faut continuer de se faire entendre, de hausser le ton et de faire exploser notre colère.
Mais reprenons depuis le début : qui est à l’origine de cette journée ? Je veux me battre partout où il y a de la vie nous présente celle par qui tout a commencé : Clara Zetkin. Le livre nous permet de découvrir qui était cette femme, « considérée à la fin du XIXe et au début du XXe siècle comme une des grandes figures du mouvement de libération des femmes et du début du socialisme en Europe ». Une petite biographie s’impose pour éclairer notre lanterne mais quoi de mieux que de rencontrer Clara Zetkin via ses écrits, ses discours, ses lettres et ses articles mais aussi de voir quel est le regard qu’ont porté sur elle d’autres personnalités. Coordonné par Florence Hervé, journaliste, historienne et féministe franco-allemande, cet ouvrage met un peu plus dans la lumière une femme dont on se souvient peu, qui est tombée dans l’oubli, que l’on préfère aussi parfois volontairement rejeter dans les tréfonds de l’histoire du féminisme car ses idées, ses convictions et son parcours peuvent diviser.
Clara Eiβner est née en 1857. C’est une femme instruite, ayant fait des études afin de devenir enseignante. Littérature, histoire et langues ont été au programme. Elle rejoint dès 1878 le parti socialiste ouvrier allemand et elle n’est pas soutenue par ses parents alors elle quitte son pays et part vivre à Paris en 1882 avec son compagnon de l’époque. Elle a d’ailleurs pris son nom, Zetkin, même s’ils ne se sont pas mariés. Elle rentre en Allemagne en 1890. Elle s’est très vite intéressée à la question du travail féminin qui permet aux femmes de trouver l’indépendance économique dont elles ont tant besoin pour s’émanciper totalement des hommes et à l’importance du syndicalisme féminin pour aider les femmes à s’organiser afin d’obtenir la victoire. Dans un discours tenu en 1889 lors du Congrès de fondation de la IIe Internationale, elle traite de ce sujet et se permet même de critiquer les voix de son propre parti qui s’élèvent contre le travail des femmes : « Il n’est pas surprenant que les réactionnaires aient une conception réactionnaire du travail féminin. Mais il est extrêmement surprenant de rencontrer, dans le camp socialiste, une conception erronée, qui consiste à exiger la suppression du travail des femmes. » C’est malheureusement une constante quand les femmes réclament des droits identiques à ceux des hommes, une tendance que l’on retrouve systématiquement lors de révolutions, des luttes pour le droit de vote… et c’est particulièrement frustrant et incompréhensible venant d’un groupe, d’une communauté, d’un parti politique que l’on soutient. Clara Zetkin n’hésite pas à souligner cette aberration et elle va le faire à de nombreuses reprises. Avec les autres militantes socialistes, dont sa grande amie Rosa Luxemburg, elles partagent et subissent ce point commun : la misogynie au sein de leur propre parti. Clara Zetkin doit donc mener des combats aussi bien contre les capitalistes mais aussi contre son propre camp qui traîne des pieds à l’idée de donner plus de droits aux femmes.
Lutter, toujours lutter est son credo et cela passe par une conception du féminisme liée à l’époque dans laquelle évolue Clara Zetkin, avec malheureusement un peu d’essentialisme et ça se ressent dans certains textes mais elle développe des idées qui restent très modernes comme pour la répartition des tâches domestiques car les femmes « ne veulent pas servir les hommes, mais être à leurs côtés, avancer avec eux vers des objectifs élevés. Elles aspirent elles aussi à porter et à protéger leurs idéaux avec conviction, à être leurs camarades de peines et de fléaux, leurs compagnes de luttes. » Elle propose également l’éducation sexuelle à l’école. Son discours prononcé lors de la IIIe conférence des femmes sociales-démocrates en 1904 insiste sur ce que l’école peut faire pour une société plus égalitaire. Le féminisme de Clara Zetkin est associé au besoin de mener la Révolution et il ne peut donc être le même que le féminisme bourgeois qui a pris beaucoup d’importance à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Elle fait la distinction entre la femme prolétaire et la femme bourgeoise « car c’est l’asservissement social du sexe féminin qui empêche les femmes bourgeoises de s’émanciper et de vivre leur vie. La femme prolétaire, en revanche, ne peut pas être une personne humaine libre à cause de la domination de classe de la bourgeoisie, de l’exploitation et de la subordination sociale qui pèsent sur la classe ouvrière. » Les combats ne peuvent donc être les mêmes et être menés de la même manière. Ce discours fonctionne encore de nos jours que ce soit sur le sujet de la classe sociale mais aussi en poussant plus la réflexion sur toutes les thématiques autour de l’intersectionnalité, un terme qui n’existait pas encore. Reste que dans l’esprit et dans les convictions de Clara Zetkin c’est la chute du capitalisme qui entraînera la fin de l’oppression envers les femmes. On retrouve cette analyse chez d’autres féministes comme la britannique, Sylvia Pankhurst.
C’est en 1910, lors de la IIe conférence des femmes socialistes, que sur proposition de Clara Zetkin, l’organisation d’une journée internationale entièrement dédiée aux femmes est décidée. Dans un premier temps, cette journée est d’abord consacrée au droit de vote féminin et est fixée au 19 mars. Le passage au 8 mars se fera en 1921 en souvenir de la grève des ouvrières du textile à Petrograd (Saint-Pétersbourg) le 8 mars 1917.
Le livre ne s’attarde pas uniquement sur les combats féministes de Clara Zetkin. C’est une femme qui a mené des luttes sur plusieurs fronts. Le pacifisme était selon elle la seule voie possible, la guerre c’est quelque chose qui profite uniquement au capitalisme, qui l’engraisse, lui donne encore plus de pouvoir. Cette vision des choses va entraîner sa rupture avec le parti social-démocrate allemand car celui-ci va soutenir la guerre. Elle adhère dans un premier temps à l’USPD puis ensuite en 1918 au KPD, le parti communiste allemand, dont elle sera députée à compter de 1920 et cela jusqu’à son décès en 1933. C’est une période difficile pour elle car son travail n’est plus autant reconnu qu’auparavant, elle a été exclue d’un journal pour lequel elle a écrit pendant plusieurs années, elle traverse également une phase de deuil avec l’assassinat de son amie Rosa Luxemburg en janvier 1919. Cependant, elle persiste, elle n’abandonne pas, elle met toujours autant d’ardeur dans ce qu’elle fait, ce qu’elle organise. Elle est présente en France, dans la clandestinité, lors du congrès de Tours en décembre 1920, qui voit naître le PCF (parti communiste français). C’est une femme respectée et elle appelle dans un discours qu’elle donne lors de ce congrès à l’unité de tous les prolétaires pour que soit enfin mené à bien la Révolution : « Nous devons soutenir la révolution jusqu’à ce que nos frères, en Allemagne, en France, en Angleterre, partout, soient arrivés à leur révolution, à leur émancipation intégrale aussi. »
Clara Zetkin observe avec attention les événements de son temps et elle est l’une des premières à définir quelques traits spécifiques au fascisme et cela dès 1923, dans un rapport présenté devant la troisième assemblée plénière du comité exécutif de l’Internationale communiste. Elle relève son caractère démagogique et toutes ses contradictions. « Avec le fascisme, le prolétariat a affaire à un ennemi extraordinairement dangereux et redoutable. C’est actuellement l’expression la plus forte, la plus concentrée, la plus classique de l’offensive générale de la bourgeoisie mondiale. L’abattre est une nécessité élémentaire.» Elle appelle à la lutte contre le fascisme. Ce rapport est très intéressant à lire car de nouveau ce que Clara Zetkin explique et démontre peut sur certains points trouver des échos avec notre époque. Elle a ici un discours très dur où il semble nécessaire de répondre à la violence du fascisme par une autre violence car ce mouvement risque selon elle de prendre une trop grande ampleur. Le combattre uniquement par les mots risque de ne pas suffire. Cependant, les années passent et l’Allemagne n’est pas épargnée par la montée d’idées nauséabondes mais jusqu’au bout alors que sa santé se détériore, Clara Zetkin affiche ses convictions. En 1932, alors que le NSDAP (parti national-socialiste des travailleurs allemands) est majoritaire, donc devant un parterre de nazis, elle appelle lors du discours d’ouverture du Reichstag où elle s’exprime en tant que doyenne de celui-ci à la lutte contre le fascisme : « Il est entendu qu’un vote du Parlement ne pourra pas briser à lui seul le pouvoir d’un gouvernement qui s’appuie sur l’armée et tous les autres moyens du pouvoir d’État bourgeois, sur la terreur exercée par les fascistes, la lâcheté du libéralisme bourgeois et la passivité d’une grande partie des travailleurs. […] Il s’agit d’abord et avant tout d’abattre le fascisme».
Je veux me battre partout où il y a de la vie est une proposition plus qu’un simple livre. Cette proposition consiste à suivre le fil des pensées de Clara Zetkin. Comme l’indique Angela Davis dans un des textes présentés, « ses contributions théoriques et pratiques éclairent non seulement sa propre période historique, mais peuvent aussi nous aider à mieux comprendre aujourd’hui les liens qu’entretiennent la lutte pour le socialisme et les combats contre le racisme, pour l’égalité des femmes et pour la paix… ».
Clara Zetkin meurt en 1933, en exil puisque le KPD est désormais interdit en Allemagne. Elle aura été une femme toujours d’une très grande modestie, qui se sera « bornée à obéir à [sa] nature et [qui selon elle] ne mérite pas d’éloges. » Tous les textes contenus dans ce livre sont un appel à ne jamais baisser les bras, à toujours se battre, à prendre conscience que nous n’avons pas autant de temps que ça et qu’il faut donc faire de son mieux pour améliorer les choses. Il restera ainsi éternellement une trace de notre passage.
« Cela fait près de quarante ans que je me bats pour l’idéal socialiste. Je suis âgée et n’ai peut-être plus beaucoup de jours devant moi, mais pour le temps au cours duquel je peux encore agir, je veux me battre partout où il y a de la vie, et non pas là où il n’y a que dissolution et faiblesse. Je ne veux pas me laisser enterrer l’esprit vivant par une mort politique. »