Empêcheuse de tourner en rond, emmerdeuse, féministe extrêmiste, provocatrice, séparatiste sectaire… Depuis la sortie de son livre fin septembre, Alice Coffin a essuyé un bon paquet de qualificatifs peu amènes. Un traitement médiatique en forme de rouleau compresseur, qui n’est pas sans rappeler l’accueil réservé à une certaine Virginie Despentes, à la fin des années 90. Le rapport entre ces deux femmes ? Elles sont lesbiennes. Et militantes féministes, chacune à leur façon. Mais dans tous les cas, leur présence, leur parole, leur pensée dérange. Et fascine. Avides de clashs et de polémiques, les médias mainstream leur ouvrent leur porte, pour mieux dévoyer leur propos et les ramener, encore et toujours, à leur rapport aux hommes. Ironie, quand tu nous tiens.
Journaliste média à 20 Minutes pendant près de dix ans, Alice Coffin aurait sûrement beaucoup de choses à dire sur le traitement de son propre cas*. En attendant, cette branche peu reconnue dans le journalisme français (qui n’aime pas se remettre en cause) lui permet d’apporter dans son essai un éclairage inédit sur la façon dont on accueille la parole des minorités en général, et des LGBT en particulier. D’interroger la notion de neutralité journalistique et de décrypter la façon dont le concept d’universalisme, sacralisé en France, sert à décrédibiliser les paroles qui ne sont pas hétérosexuelles, masculines et blanches, injustement considérées, elles, comme neutres. C’est ce qu’on appelle le privilège, nous explique-t-elle. D’être expert de rien mais connaisseur en tout. De moquer les journaliste jugé·e·s trop militant·e·s, tout en faisant appel à leur expertise quand cela devient nécessaire, sans les payer.
Dans une écriture accessible et sur un peu plus de 200 pages fourmillant d’informations et d’angles originaux (le rapport entre gays et presse people par exemple), Alice Coffin se livre, son parcours professionnel s’entremêlant avec le personnel. On y découvre sa passionnante trajectoire de militante lesbienne, qui passe aussi bien par des happenings hilarants et provoc’ avec le collectif La Barbe (dont le mode d’action consiste à débarquer dans des hauts lieux du pouvoir français en portant une belle barbe blanche et en récompensant ces messieurs pour leur flagrant entre-soi) ; la cofondation des Out d’or qui permettent de visibiliser les si rares personnalités françaises ouvertement homosexuelles, créant ainsi des modèles de représentation pour la jeunesse queer qui en manque tellement ; ou encore les cofondations de la Conférence européenne lesbienne et de l’Association des journalistes LGBT. Elle est aussi à l’origine de la création de l’association “Lesbienne d’intérêt général” qui “finance des projets via des bourses, des prix et des subventions afin que toutes les lesbiennes aient la possibilité de s’engager selon leurs moyens et leurs envies”.
C’est ça le Génie Lesbien, titre de son livre qui n’a pas pour but premier de s’en prendre aux hommes, comme le pensent ses détracteurs, mais de lutter contre l’invisibilisation des lesbiennes et de réhabiliter leur place dans la société. Et de façon factuelle et argumentée, Alice Coffin démontre à quel point, à la base des grands mouvements sociétaux (pas seulement LGBT), des luttes contre des régimes totalitaires, des idées révolutionnaires, il y a bien souvent plusieurs lesbiennes motivées. Amanda Lancaster, Maxine Wolf, Ann Northrop, Nell McCafferty, Ellen Broidy, Denise Ho, Marielle Franco, Kasha Jacqueline Nabagesera, Yuri Casalino… Alice Coffin écrit ces noms et d’autres encore, dressant un panorama de femmes engagées contre les dictatures, pour le féminisme ou les droits des LGBTQ+. Des journalistes, militantes, chercheuses universitaires à qui elle donne la parole, pour raconter en creux une culture lesbienne (avec ses codes, ses héroïnes, ses clubs mythiques) joyeuse, festive, frondeuse, et oui, géniale.
“J’ai rencontré des milliers de lesbiennes dans ma vie. Elles ont souvent en commun ce regard chavirant et fuyant lorsque, fugaces, elles se repèrent dans la rue. Mais aussi, surtout, leur engagement au service d’autrui.”
Alors pourquoi tant de haine ? Parce qu’Alice Coffin remet en cause des valeurs imposées par les hommes depuis si longtemps que personne ne pense même à les interroger. À commencer par l’art. “La où ils voient des œuvres, je perçois l’ampleur de l’emprise masculine. L’art est un autre nom de la masculinité. Son puissant instrument de propagation.”, écrit-elle. Là encore, on peut dresser un parallèle avec Virginie Despentes, qui explique dans le podcast féministe (plus niche donc) “Les couilles sur la table”**, que le cinéma en l’état est un outil de propagande masculiniste.
Ce fameux passage, où Alice Coffin explique sa démarche, personnelle, qui consiste à privilégier au maximum les œuvres de femmes, invisibilisées depuis si longtemps, a donc rendu les médias en général, et les hommes, en particulier, complètement fous. En France, l’art (surtout la littérature et le cinéma) est un sujet sérieux et sacralisé. Comment cette femme ose-telle remettre en cause ce pré carré masculin (dont les récompenses, des César au Festival de Cannes, reposent aussi sur des critères établis par les hommes) qui ne dit pas son nom ? Le dernier chapitre est plus limpide encore : l’autrice y retourne la rhétorique médiatique de “la guerre des sexes”, un truc devenu fun et presque pop avec la chick litt’*** pour en dévoiler la vérité glauque. Ni elle, ni les femmes en général n’ont déclaré la guerre aux hommes. C’est le contraire, et depuis longtemps.
“Les hommes mènent une guerre permanente contre les femmes et tentent de la dissimuler. Les agresseurs avancent masqués. […] C’est une guerre sans monument aux mortes. Les hommes célèbrent toujours leurs héros, leur érigent des monuments. Nous sommes mortes en couche, sous les coups de bite ou les coups de poing, sans trace, pendant des siècles et des siècles. La guerre des hommes fait des ravages. En silence. Les hommes la cachent, les femmes l’encaissent.”
Alice Coffin appelle les hommes à se remettre en question. C’est ça qu’ils ne supportent pas. Armée de sa verve et de son expérience de militante, journaliste et femme lesbienne, elle ne fait pas que dénoncer, mais propose des alternatives. En visibilisant la culture lesbienne (ce mot honni, si longtemps synonyme de requête porno) et leurs nombreux apports au monde, l’élue écolo met en lumière un nouveau système de valeurs, égalitaire, fondé sur une éthique féministe qui fait très peur aux élites encore au pouvoir, la gauche traditionnelle comprise. L’affaire Christophe Girard et le sujet extrêmement sensible en France de la pédocriminalité en est une preuve parmi d’autres. Parce que l’éthique lesbienne demande des comptes, agit, ne s’excuse pas d’exister et a l’audace de s’épanouir intellectuellement et sexuellement hors du champ masculin, elle est la plus subversive.
Après avoir hurlé avec les loups, puis pris le temps de lire l’essai d’Alice Coffin, l’animateur gay Laurent Ruquier a fait son mea culpa auprès d’elle. Mais il ajoute : “Je tiens à rassurer tout le monde, je ne suis pas 100% d’accord avec tout ce que vous écrivez.” La machine médiatique et son lavage de cerveau fonctionnent très bien : plus jeune, j’avais peur de Virginie Despentes, décrite par les médias comme une “lesbienne enragée qui détestait les hommes”. J’ai tout de même fini par lire ses romans. Si je n’avais pas été féministe, si j’avais écouté un quart des éditos du mois d’octobre 2020 émis sur Alice Coffin, j’aurais eu très très peur d’elle. Mais Alice Coffin ne veut que du bien aux femmes. Elle appelle les femmes à se reconnaître, à s’aimer, à faire sororité, à se créer un imaginaire commun, à universaliser leurs récits. Avec une pointe de provocation qui caractérise sa personnalité et ses actions, elle lance un joyeux : “Soyez exigeantes, devenez lesbiennes ! Ou du moins, apprenez à vous passer du regard des hommes.” Chiche ?
*Arrêt sur image a décrypté cet accueil médiatique d’une rare violence. Tout comme le podcast Programme B, sur Binge Audio, dans l’épisode du 15 octobre intitulé “Le génie lesbien ne restera pas dans sa lampe”.
** Les épisodes du 19, 26 septembre et 3 octobre 2019 du podcast “Les Couilles sur la tables” sont un long entretien entre Victoire Tuaillon et Virginie Despentes. Elle y parle notamment d’art et de cinéma.
*** Cette “littérature de poulette” qui repose en bonne partie sur des personnages hétérosexuels aux comportements genrés et stéréotypés, avec pour mantra le best-seller “Les hommes viennent de mars, les femmes de vénus”, sorti en 1992.
Journaliste spécialiste des séries, féministe passionnée, amoureuse des livres. Parce que l’Histoire et les histoires ont été racontés en écrasante majorité dans une perspective patriarcale, mettre en lumière les écrits qui interrogent ce qu’on croit savoir est indispensable.