L’attribution du prix Nobel de littérature à la poétesse américaine Louise Glück en octobre 2020 nous rappelle à quel point la poésie est un genre sous-représenté en France aujourd’hui. Peu de jeunes auteurs·rices s’y essaient tant le roman règne en maître sur la vie littéraire. Heureusement, il y a Kiyémis!
Kiyémis, c’est d’abord une voix, découverte dans le podcast Quoi de meuf ? sur Nouvelles Écoutes, où l’on parle « de patriarcat, de chat, de tofu et de Rihanna ». À force de l’écouter partager ses coups de coeur, coups de gueule, réflexions et recommandations (merci pour I may destroy you, tout un dimanche à binger la saison 1 au lieu de bosser), j’ai eu envie de prolonger l’expérience en lisant son recueil de poèmes, À nos humanités révoltées, publié chez Métagraphes en 2018 et récemment réédité.
Kiyémis revendique un féminisme décolonial qui personnellement me met en joie, mais au-delà des étiquettes, elle parvient à travers ce petit recueil qui tient dans une poche de salopette, à mettre des mots sur le ressenti de toute une génération d’enfants nés en France, qui n’ont pas le goût des mangues, l’odeur de l’encens ou la voix du muezzin dans le cœur et dans la peau, et qui pourtant, ressentent avec douleur la nostalgie d’un pays rêvé, ressassé, fantasmé par des parents que les espoirs déçus ont trop souvent abîmés :
« La nostalgie gambade parfois
Dans les récits de ceux
Qui ont dû ôter leurs couronnes
À l’entrée des préfectures. »
Kiyémis dit la mélancolie des déracinés par procuration, évoque la méconnaissance de la langue des ancêtres qui fabrique des héritiers sans passé, d’autant plus avides de revendiquer une identité qu’ils l’habitent en passagers clandestins :
« Si mes aïeules marchaient sur les années,
Volaient à travers les siècles,
Pour me dévoiler leurs confidences,
Elles trouveraient des oreilles inutiles. »
L’autrice s’applique à citer les « vaillantes », ces étoiles qui l’ont précédée, femmes souvent de l’ombre dont les œuvres artistiques ou les activités politiques ont été minorées. Paulette Nardal et Suzanne Roussi-Césaire, initiatrices de la Négritude, sœurs de combat de Senghor et Césaire tombées dans les oubliettes de l’histoire, Awa Thiam, qui dénonça dès 1978 le sexisme, le racisme et le classisme dans La Parole aux Négresses, Rosalie-Solitude, emblème de la Résistance guadeloupéenne à l’esclavage rétabli par Napoléon et pendue à trente ans le lendemain de son accouchement, mais aussi bell hooks, Audre Lorde, Léonora Miano, Gerty Dambury, toutes autrices et activistes qui, parce que femmes et noires subissent la double peine du patriarcat colonial. Kiyémis, en les citant, en les chantant, participe à l’urgence qui s’impose : changer les héros, en l’occurrence les héroïnes, et n’en déplaise à certain.e.s, déboulonner les statues, fracasser les modèles qu’on croyait immuables, questionner les icônes, non pas pour oublier le passé mais bien pour inventer de nouvelles façons d’être au monde.
Kiyémis célèbre la puissance des mères, la puissance du « potomitan » qui désigne dans la société antillaise le poteau central du temple ou de la case, celui qui soutient toute l’architecture de la maison et l’empêche de s’effondrer, et par glissement métaphorique, la femme. Mais la « femme-poteau » de Kiyémis revendique un au-delà des tâches domestiques, de la charge mentale et émotionnelle :
« Goûter les restes de la liberté
Sur tes lèvres repues,
Ne contentera pas mon cœur
Affamé,
je veux ma part ! »
Parfois, on entend résonner les poèmes du lumineux Black Label de Léon Gontran-Damas ou l’extraordinaire Phenomenal Woman de Maya Angelou, quand Kiyémis nous livre une poésie en vers libres, affranchie des contraintes métriques et rimiques, véritables fulgurances contemporaines :
« Regarde-nous.
Les négresses sales.
Les Niafous.
Les Putes.
Les Noirtes.
Regarde-nous.
Protester, puissantes.
Réaliser l’impensable.
Foutre le feu.
Regarde-nous.
Laides.
Agressives.
Hystériques.
Menaçantes.
Terrifiantes,
Magnifiques.
Magnifique, la voix de Kiyémis capturée dans un livre nous accompagne désormais au-delà des limites du podcast et d’une connexion wi-fi. Puisse-t-elle continuer à chanter, à s’affermir et s’affirmer encore pour ouvrir de nouvelles voies à nos cœurs et à nos oreilles.
Après s’être aperçue qu’en 116 ans d’existence le Goncourt avait été attribué à 12 femmes et 104 hommes, elle s’est dit que certes, une chambre à soi et un peu d’argent de côté ça pouvait aider à écrire des livres – et que les femmes manquaient souvent des deux – mais qu’il y avait quand même, peut-être, un petit problème de représentation dans les médias. C’est ainsi qu’elle a décidé de participer à Missives, heureuse de partager son enthousiasme pour les autrices qui la font vibrer, aimer, réfléchir et lutter.