Avant de rentrer dans le vif du sujet, de s’intéresser au contenu de ce livre, il vaut mieux que je sois claire et honnête, je n’aime ni le titre de la version française de cet essai, ni la couverture. Totalement à côté de la plaque. On ne peut que lever les yeux au ciel et pousser un énorme soupir d’exaspération. À titre de comparaison et avant de vous expliquer pourquoi je suis particulièrement agacée car il faut bien que j’avance quelques arguments, je tiens à vous montrer la couverture d’une édition américaine.
Premièrement le titre. Si je traduis très bêtement et simplement celui-ci, cela donne « Nous devrions tous êtres féministes ». Cela sonne très différemment de « Nous sommes tous des féministes » qui est une affirmation qui implique donc que nous sommes déjà tous (sans le savoir ?) des féministes. Ce n’est pas le propos de l’autrice qui, elle, tente justement de démontrer que nous devrions l’être et elle explique alors pourquoi, avec des exemples, des arguments, des anecdotes personnelles. C’est justement le souci, nous ne le sommes pas ou alors pas assez. Le titre français est en totale contradiction avec ce que l’autrice souhaite mettre en lumière. Par ailleurs, un peu de culot n’aurait pas été de refus avec de l’écriture inclusive et un « tou·te·s » qui méritait une belle place (même si à titre personnel j’appliquerais uniquement le féminin mais cela ne correspondrait pas à la pensée de l’autrice).
Ensuite, cette couverture rose tellement stéréotypée, avec le mot « féministes » écrit en tout petit sur le dessin d’une bouche censée apporter un je ne sais quoi de sexy et de féminin ? Une fois de plus, c’est à se demander si les personnes en charge de cette couverture ont lu le livre. Alors oui, l’autrice affirme qu’elle « adore [se] jucher sur des talons hauts ou essayer différents rouges à lèvres » mais ce n’est pas du tout la revendication numéro une de cet essai. De plus, les proportions entre le début du titre et la fin donne l’impression que nous avons le droit de crier « Nous sommes tous » et d’un seul coup baisser d’un ton et chuchoter « des féministes ». Le dire, oui, mais pas trop fort. Il ne faudrait pas que ça se sache, car a priori ça pose encore un problème et si ce choix a été fait pour prouver cela, c’est un peu raté.
Maintenant que j’ai terminé de râler et il fallait le faire, il est temps pour moi de vous présenter assez brièvement l’autrice et puis évidemment cet ouvrage qui malgré sa petite taille est une grande source de puissance, un appel au militantisme mais aussi, parce que je ne suis pas aveuglée par l’amour que je porte à l’ensemble de l’œuvre de cette autrice, un livre avec lequel j’ai quelques désaccords sur certains points voire qui parfois m’indispose.
Chimamanda Ngozi Adichie a grandi au Nigéria où elle est née en 1977. Elle part aux États-Unis à l’âge de 19 ans et son parcours universitaire est plutôt impressionnant. Elle a fait dans un premier temps des études de communication et de sciences politiques puis a obtenu un master en création littéraire et enfin une maîtrise en arts d’études africaines. Elle a également quelques doctorats en poche dont un en littérature.
Elle a écrit aussi bien des recueils de poèmes, des pièces de théâtre que des romans. C’est d’ailleurs grâce à son premier roman en 2003, L’Hibiscus pourpre, qu’elle commence à se faire connaître, il y en a ensuite un deuxième en 2006, L’Autre moitié du soleil, un recueil de nouvelles en 2009, Autour de ton cou, et enfin le roman qui clairement est celui de la consécration pour Chimamanda Ngozi Adichie, Americanah, publié en 2013. Elle a par ailleurs écrit un petit ouvrage listant quinze points pour apporter une réponse à une amie qui se demandait comment élever sa fille, il s’agit de Chère Ijeawele, un manifeste pour une éducation féministe.
Son œuvre est riche, elle mêle différents sujets et les histoires qu’elle raconte se déroulent au Nigéria ou aux États-Unis. Elle pointe du doigt le racisme, souvent très insidieux, elle met en avant le féminisme sans lequel il est impossible d’arriver à l’égalité femmes/hommes. Elle explique quels sont les différents mécanismes de domination. Elle utilise également son expérience et ses connaissances sur l’histoire du Nigéria pour décrire le fonctionnement de la société dans laquelle elle a grandi mais aussi pour mettre en avant l’histoire de celui-ci.
Nous sommes tous des féministes est la version modifiée d’une conférence TEDX que Chimamanda Ngozi Adichie a donnée en 2012. Je vous mets le lien ici car il est tout aussi intéressant de regarder son intervention que de lire la version écrite de celle-ci, cela pour mieux se rendre compte de tout l’humour dont est capable l’autrice pour mieux réussir à véhiculer ses messages et démontrer l’absurdité de certaines situations.
« À en juger par son ton – celui qu’on emploierait pour accuser une personne de soutenir le terrorisme –, ce n’était pas un compliment. » Cette phrase est un moment important puisqu’elle représente la rencontre entre l’autrice et le mot féministe. Un ami lui dit, à la suite d’une discussion, qu’elle est féministe et elle sent bien que cela est lancé comme une insulte. Ainsi commence l’essai. Elle détaille ensuite plusieurs expériences, plusieurs moments de sa vie où on a tenté de nombreuses fois de lui expliquer qu’être féministe ce n’est pas quelque chose de valorisant, bien au contraire. Grâce à son sens de la répartie très développé et pour répondre à ses détracteurs, elle a fini par affirmer qu’elle était « une féministe africaine heureuse qui ne déteste pas les hommes ». Le mot féministe vu comme un gros mot, c’est un classique. Les féministes en font l’expérience au quotidien comme si ce terme renfermait des choses horribles qui ne disent pas leur nom alors que je tiens à titre personnel à rassurer les lecteur·rice·s de cet article, la demande insistante pour l’égalité femmes/hommes n’a rien en commun avec les rituels d’une secte satanique.
L’autrice va donc étayer sa pensée via toutes ses anecdotes et son vécu pour bien faire comprendre que « si nous faisons sans arrêt la même chose, cela devient normal. Si nous voyons sans arrêt la même chose, cela devient normal » et c’est par conséquent sur ce point qu’il faut agir rapidement. « Nos idées sur la question du genre […] n’ont pas beaucoup progressé. » C’est en explorant toutes les inégalités liées au genre que Chimamanda Ngozi Adichie enrichit son propos, elle parle de l’éducation différenciée entre les petites filles et les petits garçons qui est source de stéréotypes, des discriminations que subissent les femmes, de la culpabilisation systémique de celles-ci au travers de la culture du viol. On persuade les filles « qu’elles sont coupables uniquement parce qu’elles sont de sexe féminin », on les juge sur leur apparence et elle insiste sur les aspects intériorisés de la construction du genre car « nous sommes des êtres sociaux. Nous intériorisons les idées de notre environnement ».
On peut donc tout à fait réfléchir à une remise en question de cette construction et poser de nouvelles bases plus saines. Celles-ci seraient également bénéfiques pour les hommes car l’autrice n’oublie pas de souligner que ces derniers sont aussi soumis à des codes très rigides. Elle n’en fait pas pour autant des petites choses fragiles dont il faut prendre soin, cela risquerait d’invisibiliser les luttes et les revendications féministes et comme elle a pu le dire lors d’une interview (concernant le féminisme de Beyoncé) elle considère que l’on « donne une trop large place à la nécessité d’avoir un homme à ses côtés. [Elle] les trouve charmants, mais [elle] doute que les femmes doivent tout rapporter à eux en se demandant sans cesse ‘Est-ce qu’il m’a fait mal ? Dois-je lui pardonner ? Va-t-il me passer la bague au doigt ?’ ». Ils font partie du problème. Par ailleurs, et là la traduction est problématique car l’autrice a écrit « Human Rights », ce qui est très différent de notre version française toujours coincée sur « Droits de l’homme, cela change clairement le sens de ce qu’elle souhaite dire alors je me permets de modifier la citation : ‘le féminisme fait à l’évidence partie intégrante des [droits humains], mais se limiter à cette vague expression des [droits humains]’ serait nier le problème particulier du genre. Ce serait affirmer que les femmes n’ont pas souffert d’exclusion pendant des siècles. » C’est ainsi qu’elle explique pourquoi l’existence du mot féministe est important, qu’il faut l’utiliser car « on a séparé les être humains en deux groupes, dont l’un a subi l’exclusion et l’oppression » et celles et ceux qui viendraient par exemple lui opposer des arguments liés à la classe sociale, que la pauvreté fait souffrir les hommes, elle ne le contesterait pas mais « quelle que soit leur pauvreté, les hommes ne perdent pas leurs privilèges d’hommes ».
Chimamanda Ngozi Adichie affirme avec force que le féminisme est toujours d’actualité et qu’il est nécessaire. Elle place souvent ses exemples dans le pays dans lequel elle a grandi, il y a donc des particularités et des formes de sexisme qui n’existent pas ou plus je suppose dans certains pays occidentaux, cependant cela n’enlève rien à la pertinence de ses propos et surtout au fait que les luttes sont indispensables d’un point de vue international. Je me retrouve totalement dans certaines situations et on retrouve partout des discriminations liées au genre.
Je suis tout de même obligée de mettre un bémol à cet essai qui reste très limité dans le développement de certaines idées. La vision de l’autrice ne remet jamais en question le principe même du patriarcat qui est le système à faire tomber pour que les choses avancent enfin et même si elle appuie beaucoup sur la construction du genre, elle reste toujours dans une perspective qui tourne uniquement autour de la binarité, du dualisme femmes/hommes, c’est trop hétérocentré. Elle fait de l’essentialisme et c’est assez gênant. Quand elle dit que « les hommes et les femmes sont différents. Nous n’avons ni les mêmes hormones, ni les mêmes organes génitaux, ni les mêmes capacités biologiques » et le coup de grâce avec « les femmes peuvent avoir des enfants, les hommes non », je vous épargne la suite, je me sens mal à l’aise parce que je me rends compte qu’elle n’est pas allée au bout de sa pensée sur la construction du genre et par conséquent sur la déconstruction de celui-ci. Elle ne laisse également aucune place à l’intersectionnalité qui permet pourtant d’aller plus loin que le féminisme. Il faut noter que dans une interview, datant de 2018, elle rejette la notion d’afro-féminisme. Ce sont des questions complexes et je sais que ce sont des sujets parfois difficiles à appréhender. Je ne vais pas essayer d’excuser l’autrice, je sais que quoi qu’il arrive mes opinions et les siennes ont de nombreux points communs et qu’il serait tout à fait possible d’en débattre mais je ne peux pas mettre sous le tapis mes désaccords avec elle et la mettre naïvement sur un piédestal.
Nous sommes tous des féministes est un essai qui contient nombre de qualités, il reste important à lire mais il n’est pas le livre révolutionnaire qui m’a permis d’accueillir davantage d’idées puissantes autour du féminisme. Il reste une œuvre majeure pour qui voudrait découvrir et comprendre quelques problématiques liées au genre et au féminisme. Les anecdotes de Chimamanda Ngozi Adichie sont une façon très simple d’appréhender ces questions et rendre plus facile d’accès celles-ci est primordial. On ne peut donc pas tout rejeter en bloc, il faudra simplement approfondir ces sujets avec d’autres lectures.