Oh, Simone : une biographie drôle et érudite de la grande autrice féministe

Simone de Beauvoir est une autrice qu’on cite beaucoup mais qu’on lit peu. Sans doute car elle – et ses textes – impressionnent, intimident. Elle est mise sur un piédestal. Son travail est trop souvent vu uniquement par le prisme du féminisme, bien que ce soit une excellente manière de la connaître, ou plus gênant, sous celui de sa relation avec Sartre. Mais qu’y a t’-il d’autre ? Tellement d’autres aspects de sa vie et de son œuvre sont passionnants et ce livre nous les dévoile avec gaîté et érudition. En effet, Simone de Beauvoir a un statut d’icône mythique mais elle est aussi et surtout une autrice de génie. On découvre également dans ce texte la femme, au parcours singulier – qui n’a pas toujours été exemplaire –, fait d’ambitions, de travail et de liberté à toute épreuve. C’est une invitation à se libérer de ce que l’on sait déjà, à la redécouvrir avec des yeux neufs.

« Alors voici ce que propose Oh, Simone : penser, lire, aimer, apprendre, et rire (promis !) avec Simone de Beauvoir, une femme résolument moderne »

L’amour et l’amitié : le pacte avec Sartre, les trios et les histoires d’amour

Simone de Beauvoir a eu une éducation bourgeoise et catholique. Contre l’avis de ses parents, elle suit des études de philosophie, obtient l’agrégation à 21 ans, en 2e place après… Sartre, qui la passait pour la seconde fois. Sartre et elle commencent à développer une relation forte et il la demande en mariage mais elle refuse. Le mariage bourgeois est à l’opposé de la liberté tant recherchée par la jeune femme. Son cœur bat aussi pour un autre camarade, Maheu, malheureusement déjà marié. Peu après, elle conclut un « pacte d’amour » avec Sartre, qui consiste à ce que les deux tourtereaux soient fidèles et exclusifs pendant deux ans. Après cette période, ils resteront en couple mais devront tout se dire de leurs aventures parallèles.

Quelques années plus tard, Simone de Beauvoir, alors professeure, entame une relation avec Olga, une de ses étudiantes. Se forme ensuite un trio avec Sartre. Cette situation de « trio » avec de très jeunes femmes se reproduira plusieurs fois au cours de leur vie. La deuxième, Bianca, est une lycéenne de 17 ans. La biographe n’hésite pas à parler de ses moments gênants de la vie de Simone et Sartre, en expliquant le malaise que cela peut créer. Autre époque ? Autres mœurs ? Peut-être mais cela ne justifie pas non plus de tels comportements. De plus, les filles d’abord adulées ont souvent fini par être rejetées et mises à l’écart par le couple Sartre-Beauvoir, sans ménagement.

Comme beaucoup, j’ai toujours été très intriguée par ce qui semble être des contradictions entre son engagement féministe et des éléments de sa vie. On trouve ici des explications, notamment par le contexte de l’époque et par certains malentendus. Des aspects de sa vie sont également éclairants sur son parcours comme son éducation catholique moraliste et son désir fou de se marier avec son cousin Jacques qui perdura longtemps, même après l’adolescence.

D’autres hommes ont une eu grande place dans sa vie et notamment Nelson Algren, l’écrivain américain, avec qui elle vit une relation passionnelle en pointillés mais qui s’achève lorsque ce dernier découvre le pacte avec Sartre. Ce dernier se sentira en danger, voyant Simone lui échapper. Elle entretient également une relation de 7 ans avec Claude Lanzmann, qui finit par partir pour une autre femme.

Ces histoires d’amour, que nous ne citons pas toutes ici, participent à rendre fausse l’idée selon laquelle Sartre aurait imposé une relation non exclusive au Castor, et le fameux pacte. Au fil du temps, le rapport a évolué en faveur de l’un ou de l’autre.

« Le pacte a offert à Simone une liberté dont peu de jeunes femmes pouvaient profiter dans les années vingt, trente et quarante. Sartre l’a toujours considérée comme son égale, les amourettes et crises de jalousie n’y auront rien changé. Elle a influencé son travail autant qu’il a influencé le sien, elle était sa ‘lectrice privilégié. Pendant toutes les années qu’a duré leur relation, Simone et Sartre n’ont jamais cessé de discuter. Ensemble, ils ont préféré la liberté aux conventions sociales. Ce pacte qui les a unis était un pacte libertaire, un pacte qui aura tenu cinquante et un an ».


Simone de Beauvoir, la philosophe 

Depuis qu’elle a commencé à s’intéresser à la philosophie, Simone de Beauvoir est brillante. Elle connaît tous les concepts et les manie avec aisance. Elle a cependant du mal à se définir elle-même comme philosophe. Peut-être une vision d’elle-même trop humble, tronquée à cause de son genre et de ses expériences. Tout au long de sa vie, elle est bien souvent la seule femme parmi ses collègues philosophes masculins. Ou peut-être a-t-elle tout simplement d’autres ambitions, comme la littérature. Elle ne se considère en revanche ni comme une élève de Sartre ni comme une muse, alors que beaucoup ont voulu la présenter comme telle. Les deux penseurs enrichissent leurs travaux mutuellement. Simone de Beauvoir a beaucoup contribué à l’élaboration de la pensée existentialiste.

Ce texte explique ce qu’est l’existentialisme et évoque ses différents adeptes. L’existence précède l’essence, oui, mais encore ? L’être humain n’est que ses actions, sa vie n’est pas prédéterminée. « La notion de choix joue ici un rôle essentiel : chaque individu est amené à choisir ses propres projets, on choisit d’agir, on choisit qui l’on a envie d’être. Le non-choix n’apparaît pas comme une option car après tout, ne pas choisir, c’est choisir de ne pas choisir. »

Elle adhère à cette philosophie et a même contribué grandement à la forger. Mais l’existentialisme de Simone de Beauvoir acquière avec le temps quelques nuances par rapport à la philosophie de Sartre. Elle a en effet conscience que la liberté de chacun est liée aux autres, notamment dans sa condition de femme. Elle apporte certaines réserves, notamment dans Le Deuxième Sexe, où elle livre une analyse de la condition féminine et montre les normes et les attentes imposées par la société. Leur philosophie de la liberté, l’existentialisme, est à la mode après la guerre même si elle est critiquée par les marxistes qui la qualifient d’individualiste et les conservateurs·trices qui y voient un danger pour la morale.

Oh, Simone tend à prouver que vie intime et philosophie se sont mêlées, se sont enrichies et se sont influencées. Simone de Beauvoir a voulu tester beaucoup de choses, rejeter certaines normes sociales, éprouver sa liberté, rencontrer sa « morale de l’ambiguïté ». Même si le livre est cloisonné en parties distinctes, on comprend que dans la vie et la pensée de Simone de Beauvoir, tout est lié. Séparer totalement la femme de la penseuse et de l’autrice serait dommageable pour la compréhension globale de son œuvre.


Ni muse, ni fan, ni disciple : la littérature comme quête de soi et comme conversation philosophique


Elle dévore les livres et a envie d’écrire un roman « total » depuis jeune fille mais après maintes tentatives avortées, elle n’y parvient qu’avec Anne ou quand prime le spirituel dont elle est satisfaite mais qui est refusé par les éditeurs et n’est publié que 40 ans plus tard.

Paraît en premier L’Invitée, roman mâtiné de philosophie existentialiste sur le trio qu’elle a formé avec Olga et Sartre et dont elle a souffert.  « La littérature apparaît lorsque quelque chose dans la vie se dérègle », écrit-elle. Suivront Le Sang des autres, Tous les hommes sont mortels ou encore Mémoires d’une jeune fille rangée.

Son parcours d’autrice a été semé d’embûches, en raison de son genre et du succès de Sartre. En effet, beaucoup pensent qu’elle était une de ses disciples et non une penseuse à part entière. Il est difficile pour une femme d’être reconnue en tant qu’autrice, comme elle l’écrit dans La Force des choses, « En France, si vous écrivez, être femme c’est donner des verges pour se faire battre. Surtout à l’âge que j’avais quand j’ai commencé à être publiée. Une très jeune femme, on lui accorde une indulgence égrillarde. Vieillie, on lui tire des révérences. Mais la première fraîcheur perdue, sans avoir acquis encore la patine de l’ancienneté, osez parler : quelle meute ! »

L’autrice, Julia Korbik, n’hésite pas non plus à évoquer les passages moins glorieux de la vie de Simone de Beauvoir, comme les trios amoureux, qui finissent par blesser les jeunes femmes choisies, souvent très jeunes, ou le manque de conscience politique dans les jeunes années des deux philosophes. Simone de Beauvoir n’a pas toujours eu un comportement exemplaire, à l’aune de notre vision contemporaine des choses. Grâce à leurs œillères, ils ne voient pas la mise en place du régime nazi, même si Sartre s’engagera ensuite, ainsi que Simone, et sera considéré comme un grand auteur de la Résistance. Simone de Beauvoir a également fait les louanges de la Chine en 1955. L’Union soviétique l’a aussi aveuglée.

Dans les années 1950 et 1960, Simone de Beauvoir prend conscience de ses responsabilités en tant que figure intellectuelle. Gisèle Halimi, célèbre avocate, et elle, s’allient pour faire amnistier Djamila Boupacha, une jeune Algérienne, accusée d’espionnage, violée et torturée par des soldats français pendant son incarcération.

Le féminisme, bien sûr

Elle est notamment arrivée au féministe, car voulant écrire sur elle – comme Michel Leiris qu’elle admire – elle a d’abord dû s’interroger sur son genre et sur sa condition de femme. On se demande souvent où se situe le déclic féministe chez nous et chez les grandes figures du mouvement. Pour Simone de Beauvoir, il se situe ici, lorsqu’elle fait un travail introspectif. Comme elle l’écrira dans Mémoires d’une jeune fille rangée, « Ce monde était un monde masculin, mon enfance avait été nourrie de mythes forgés par les hommes […].  »

Elle dit pourtant ne pas avoir beaucoup souffert de sa condition de femme mais constate que ce n’est pas le cas pour les femmes autour d’elle. Elle analyse et développe des analogies entre le traitement par la société américaine des Afro-Américains et celui des femmes dans les sociétés occidentales.


Le Deuxième Sexe, sa grande œuvre théorique et révolutionnaire, paraît en 1949. C’est un livre qui choque dès sa parution et est très en avance sur son temps. « ‘On ne naît pas femme, on le devient.’ Bref, la biologie ne prédestine à rien. L’anatomie ne présuppose aucune ‘essence féminine’ qui pousserait la femme à se comporter ou vivre d’une façon déterminée. En différenciant sexe biologique et rôle social, Simone vient tout simplement de fonder le concept de ‘genre’. Pour elle, la catégorie ‘femme’ n’est rien d’autre qu’une construction sociale. » Elle déconstruit l’idée selon laquelle il existerait « par essence » des caractéristiques typiquement féminines.

C’est un essai dense, riche et précurseur. La plupart des textes fondateurs du féminisme en France n’arriveront pas avant les années 1970. Et il apparaît à une époque qui n’abrite aucun mouvement féministe unifié. 

Oh Simone tente aussi de dissiper certains malentendus sur ce texte fondateur. Il a par la suite souvent été reproché à Simone de Beauvoir d’exprimer une détestation forte pour la maternité et les enfants. Le contexte explique en partie cela, une France où la contraception et l’avortement sont interdits. La critique lui a aussi reproché de nier certaines différences entre les sexes. Elle dit plutôt que cela a plus à voir avec des influences socioculturelles qu’avec la biologie. « Certes, il existe entre la femelle humaine et le mâle des différences génétiques, endocriniennes, anatomiques : elles ne suffisent pas à définir la féminité. », comme elle l’écrit dans Tout compte fait. Simone de Beauvoir rejetterait sa propre féminité et ne se considèrerait pas comme appartenant au genre féminin. Et pourquoi pas ? Elle montre seulement que beaucoup de représentations de la féminité relèvent de mythes sans fondement. Ils sont comme plaqués sur les femmes.

Sur ces questions, les réflexions ont beaucoup évolué même si certains débats restent tout à fait d’actualité. On ne parlait par exemple pas à l’époque de fluidité du genre et de non-binarité.

En 1970-1980, elle s’engage dans les mouvements féministes et devient véritablement militante féministe. Sa popularité n’est plus celle d’antan et celle qui a désormais 60 ans milite avec des femmes qui ont entre 30 et 40 ans. Elle reçoit des critiques. On lui reproche notamment d’être dure envers les femmes qui ne réussissent pas à s’émanciper, d’avoir une grille d’analyse masculine de la société, se considérant elle-même comme une exception. L’existentialisme lui a ainsi peut-être joué quelques tours. Pour certaines jeunes féministes, Simone fait partie du passé.

Son grand succès, Le Deuxième Sexe, était un livre plutôt analytique et théorique et elle est contente que de jeunes féministes s’engagent à ses côtés, cherchent des méthodes concrètes d’émancipation. Elle se met « au service du MLF ».

Simone de Beauvoir meurt le 14 avril 1986. Restera d’elle la fameuse phrase : « On ne naît pas femme, on le devient » mais aussi des livres passionnants, des théories d’avant-garde et des engagements inspirants.

Oh, Simone se lit d’une traite – ou presque. C’est un titre à la fois érudit et très divertissant, grâce notamment au style enlevée de Julia Korbik – avec une très belle traduction de Julie Tirard – et à de petits encarts pédagogiques, comme « Existentialisme & Pop Culture ». C’est aussi un livre de vulgarisation de philosophie, sur l’existentialisme bien sûr mais aussi sur d’autres courants. L’autrice rappelle les origines et les principes de base de différentes philosophies en lien avec Simone de Beauvoir. On rencontre au détour des pages Husserl, Heidegger, Kant ou encore Hegel.

Beaucoup de citations étayent cette biographie vivante et légère. C’est sa pensée complexe que l’on découvre ainsi, à l’aide d’un survol assez global mais efficace et plaisant. Sa vie personnelle nous est contée en lien avec son travail bien souvent, grâce notamment à de nombre d’anecdotes. On peut ainsi connaître la femme, pas derrière l’homme comme on le suggère trop souvent, mais derrière l’autrice et la penseuse féministe.

Simone de Beauvoir a réussi d’une certaine manière à se soustraire de l’oppression patriarcale grâce à ses lectures et à l’écriture. « Et elle a réalisé son rêve : être reconnue et accéder, par ses livres, à une certaine forme d’immortalité. »

OhSimone !, de Julia Korbik, traduction de Julie Tirard, a été publié chez La Ville brûle le 29 mai 2020.