Un amour de la route regroupe des lettres écrites entre août et octobre 1958 par Blossom M. Douthat, jeune américaine âgée de 28 ans. Elles sont adressées à Simone de Beauvoir alors au sommet de sa renommée. Les deux femmes entretiennent une correspondance depuis février de la même année. Avec quelques périodes de carence, leur relation épistolaire durera jusqu’en 1980. Mais pour saisir la portée de ces 5 lettres-fleuves (elles ont été écrites sur plusieurs jours), commençons par les présentations.
Blossom est étudiante lorsqu’elle débarque en France à l’automne 1957. Ce n’est pas la première fois que la jeune femme foule le sol européen : au début des années 1950, elle avait déjà organisé sa première traversée de l’Atlantique pour s’imprégner du Paris existentialiste. Plus qu’une vogue, pour la jeune femme – comme pour Sartre et Beauvoir –, l’existentialisme est une véritable philosophie de vie et elle décide de faire le pari qu’en l’embrassant, elle donnera un sens et une justification à son existence. Lorsqu’elle se rend en France pour la seconde fois, à l’automne 1957, Blossom n’a qu’une seule idée en tête : rencontrer Simone de Beauvoir qu’elle considère comme son « maître à penser » (c’est son expression).
Elle réussit à entrer en contact avec elle au début de l’année 1958. À l’issue d’une conférence, la jeune femme tente d’aborder la philosophe. Mais Beauvoir est pressée, « écrivez-moi », lui dit-elle. Il n’en faut pas plus pour que Blossom, fébrile, retourne dans sa petite chambre sous les toits, saisisse son stylo et rédige sa première lettre. Beauvoir répond et la correspondance se met en place. Blossom décrit son quotidien, parle de politique (la guerre d’Algérie l’inquiète), écrit ses résolutions, disserte sur ses lectures… Parfois, les deux femmes se rencontrent. Blossom est amoureuse de Beauvoir à qui elle voue ce qu’elle appelle un « amour-idolâtrie ». De son côté, Beauvoir sait ce qu’un tel amour, voué à l’échec, peut avoir de douloureux ; elle en a déjà fait l’expérience avec Violette Leduc. Elle concentre donc ses efforts à orienter Blossom vers une existence plus libre. En juin 1958, elle lui conseille d’arrêter d’écrire son journal dont elle remplit les pages chaque jour et chaque nuit depuis son adolescence et dans lequel elle cristallise son amour pour Beauvoir, et l’exhorte à se jeter dans le monde. L’été arrive et la jeune femme décide de partir sac au dos sur les routes françaises et italiennes. Le résultat, pour notre plus grand bonheur, c’est Un amour de la route, 5 lettres écrites sur la route un an après la publication de l’œuvre majeure de Kerouac.
Deux choses m’ont frappée à la lecture de ces lettres : sur la route, Blossom choisit d’être un corps en liberté mais elle est aussi un corps qui désire. Dans sa première lettre elle écrit à Beauvoir :
« […] au cours de mon voyage je coucherais avec quiconque me plairait, sans me retenir mais également sans m’attacher – mais que je ne céderai pas à ceux qui ne me plairaient pas. »
Lecteurs et lectrices s’apprêtent donc à suivre les aventures d’une femme qui a décidé que rien ni personne ne l’empêcherait de goûter à la liberté. Blossom fait ainsi le choix hautement subversif d’être une femme libre à une époque où la société attend autre chose d’elle.
Car la liberté qui s’exprime dans ces pages n’est pas si évidente et tranche par rapport au climat ambiant. À la fin des années 1950, l’idéal qui circule aux États-Unis, le pays de Blossom, c’est celui très traditionnel de la mère au foyer entièrement dévouée à ses enfants et à son mari. Cet idéal concerne l’Amérique blanche des classes moyennes et supérieures dont Blossom fait partie. Sa famille ne roule certes pas sur l’or, mais elle détient un certain nombre de privilèges qui lui permettent de vivre dans des conditions relativement bonnes et qui mènent Blossom à l’université. Or si à l’époque de nombreuses jeunes femmes font des études, ce n’est pas pour murir une carrière (même si certaines le souhaitent ardemment) mais pour faire un bon mariage. Betty Friedan n’a pas encore écrit son best-seller The Feminine Mystique (1963) que Blossom perçoit déjà le danger et fait tout pour ne pas tomber dans le piège de l’enfermement au foyer. Ce qui ne l’empêche pas de rêver du grand amour dont on perçoit le spectre dans les pages d’Un Amour de la route…
Ce que Blossom est venue chercher en France, c’est donc la liberté. Peut-être pense-t-elle alors qu’à l’image de Simone de Beauvoir, toutes les Françaises sont libérées ? Pourtant la France ne fait pas exception et baigne avec force depuis la fin de la Seconde guerre mondiale dans l’idéologie maternaliste, même si des intellectuelles féministes commencent à se faire entendre. Quoi qu’il en soit, Blossom fuit ce que la société lui réserve. Son âge en dit long : elle est une étudiante célibataire de 28 ans alors que l’âge au premier mariage en 1958 est de 25 ans en France. Au même moment, Simone de Beauvoir reçoit de nombreuses lettres de femmes en détresse parce qu’à peine âgées de 30 ans, elles en sont déjà à leur 4e, 5e voire 6e grossesse. L’expérience de Blossom détone donc et si elle décide de partir en France puis sur la route c’est non seulement parce qu’elle se sent libre de le faire mais surtout parce qu’elle souhaite précisément échapper à ce que l’on attend d’elle simplement parce qu’elle est une femme. Son voyage est une façon d’utiliser son corps pour subvertir cette condition et affirmer sa liberté, par le mouvement et l’occupation de l’espace.
Elle est aussi un corps qui désire. Ceci non plus n’est pas évident à une époque où il est difficile de parler de plaisir sexuel et de sexualité en dehors du cadre du mariage. D’ailleurs, sur la route, Blossom croise souvent des hommes qui entendent profiter de ce qu’ils interprètent comme une disponibilité sexuelle simplement parce qu’elle a l’audace de faire seule du stop. Blossom échappe à leurs assauts, en frôlant l’agression plus d’une fois. Le récit de Blossom fait aujourd’hui écho aux pages que Simone de Beauvoir consacre dans La Force de l’Âge à ses randonnées en solitaire au cours desquelles elle aussi a plus d’une fois dû se défendre d’hommes aux intentions plus que douteuses.
Mais, comme Beauvoir, Blossom persiste, et n’arrête pas son voyage. Il est frappant, du moins je l’espère, pour un·e lecteur/trice contemporain·e de voir que ces comportements masculins semblent étonnamment naturels et normaux. Jamais Blossom ne s’en étonne, jamais elle ne les remet en question même si elle exprime sa lassitude face à de telles conduites. Blossom affirme sa liberté en choisissant la personne avec qui elle entamera une relation sexuelle et amoureuse. Il s’agit de Raymond, un camionneur qui contrairement aux autres hommes croisés, n’a pas cherché à tirer profit de la liberté de la jeune femme. Je n’en dis pas plus car cet « amour de la route », c’est précisément ce camionneur tour à tour attachant et exaspérant…
Les lettres de Blossom, écrites à la fin des années 1950, permettent de replacer dans le temps long des préoccupations féministes actuelles (harcèlement sexuel, voyage en solitaire, etc.). Quant à la relation qu’entretient Blossom avec Raymond, mais également avec d’autres hommes croisés au fil de l’été, elle offre un point de vue tout à fait fin des relations entre les hommes et les femmes à la fin des années 1950.
Ces lettres-fleuves ne sont pas l’unique œuvre de celle que l’on retrouve dans La Force des choses (1963) de Beauvoir sous le pseudonyme « Joan ». Les 8 000 pages de son journal intime, rédigées entre 1943 et 1958, se trouvent aujourd’hui à l’Association pour l’autobiographie et le patrimoine autobiographique (APA).
Ses autres lettres à Simone de Beauvoir se trouvent à la Bibliothèque nationale de France (BnF). Et si au terme de la lecture on souhaite mettre un visage sur cette belle plume, si l’on ressent le besoin de découvrir sa joie de vivre et d’entendre le rire de la jeune femme âgée aujourd’hui de 90 ans, c’est par ici : https://lirecrire.hypotheses.org/2566
Marine Rouch est doctorante en histoire contemporaine aux universités de Toulouse Jean Jaurès (Framespa) et de Lille (Alithila). Elle rédige actuellement sa thèse sur les lectrices « ordinaires » de Simone de Beauvoir. Elle anime le carnet de recherches Hypothèses, Chère Simone de Beauvoir, qui accepte des contributions extérieures : https://lirecrire.hypotheses.org