C’est par un mariage que commence cette biographie. Celui d’Alexandra Neel avec Philippe David. Nous sommes le 4 août 1904 au consulat de Tunis. Une introduction originale pour l’histoire de la vie d’une femme, une très longue vie (1868-1969), tout aussi surprenante, pleine de péripéties et de destins exceptionnels. Une biographie au schéma narratif digne d’un roman d’aventures.
L’autrice a pris le parti de se baser principalement sur la correspondance de l’exploratrice avec son mari pour écrire ce livre. Une correspondance très riche car le mariage de ces deux êtres représente 40 ans de vie non-commune : « Nous avons fait un singulier mariage. Nous nous sommes épousés plus par méchanceté que par tendresse. » Longtemps, elle a refusé l’idée même du mariage. Moment dans la vie d’une femme, à l’époque, qui annihile définitivement toute tentative, tout désir d’émancipation. Un adieu à la liberté. Mais le système est pervers, la société patriarcale, un fruit pourri et Alexandra Neel l’a bien compris. Seule, elle ne pourra pas obtenir ce qu’elle veut et réaliser ses rêves. Mariée, elle sera prise un peu plus au sérieux et respectée. Juste parce que ses décisions auront été validées par un homme. C’est en tout cas ce que les gens se feront un plaisir de croire. Elle franchit donc le pas mais fait accepter à son époux son refus de la maternité car « le monde n’est pas si beau que l’on puisse désirer créer des êtres pour les y placer. » Elle pense qu’elle peut désormais se projeter, envisager, se préparer. « Bienheureux ceux qui réalisent leurs rêves. » Pourtant très vite, elle prend peur, elle a l’impression de n’être qu’une épouse : « Comme la vieillesse m’est venue subitement. Jusqu’à ce mariage, mes yeux se tournaient devant moi, j’ébauchais des plans. Soudain, toute espérance morte et ligotée dans une sorte de torpeur qui empêche la révolte, j’ai senti que je commençais à mourir et c’est une agonie que je vis maintenant avec parfois de brusques sursauts d’horreur… d’épouvante. Ma vie est achevée et je me nourris de ce que j’ai été. » Alexandra doit se relever et trouver un nouveau sens à sa vie.
Alexandra David-Neel. Elle reste méconnue. Certain·e·s diront qu’ils/elles savent qu’il s’agit d’une exploratrice, d’autres pousseront leurs connaissances en précisant qu’elle est la première femme européenne à pénétrer en 1924 dans Lhassa, capitale du Tibet, alors interdite aux étrangers. Il y a celles et ceux qui hausseront simplement les épaules. Une poignée sera incollable sur le déroulé de sa vie. L’intérêt de cette biographie est de découvrir toutes les facettes d’une femme ayant fait le choix de faire ses propres choix, sans un regard en arrière car « pour Alexandra hier c’est hier et seule compte la réalité du moment présent. »
Dès son plus jeune âge, un esprit aventureux et la soif de fuir le domicile familial, l’invite à fuguer. Ses relations avec son père sont bonnes (c’est un ami de Victor Hugo) mais sa mère est un poison qui ressasse inlassablement les mêmes regrets dont celui qu’Alexandra ne soit pas un garçon. Cette dernière affirmera : « Je me suis sauvée. » « Où [qu’elle] aille, [elle a] toujours choisi les itinéraires les plus longs, car [elle] aime voyager, regarder le pays [ …]. Les arrivées [lui] sont toujours pénibles, à moins qu’elles ne constituent qu’une simple halte, le prélude d’un nouveau départ. »
En 1889, c’est la révélation. L’inauguration du musée Guimet ouvre de nouvelles perspectives à Alexandra, « toutes ces choses n’étaient-elles pas imprégnées de l’énergie subtile que, consciemment ou non, ceux qui les avaient utilisées ou vénérées avaient déversé en elles en y attachant leurs pensées ? » Elle est fascinée par les Bouddhas, toutes ces figurines aux visages énigmatiques dont elle aimerait percer les mystères. De son premier voyage en Inde, elle retient que « l’impermanence est la loi universelle ». Sa rencontre avec un sage indien la marque profondément. Elle écrit dès son retour une ode à la liberté individuelle, Pour la vie, où elle affirme dès la première page que « l’obéissance, c’est la mort ! » Une célébration du libre-arbitre et de la libre-pensée, un texte à l’image de ce que sera la vie d’Alexandra David-Neel.
Laure-Dominique Agniel relate toutes les difficultés rencontrées par l’exploratrice. Ses déboires financiers, la vie dans des chambres de bonne à Paris, le chant lyrique pour subvenir à ses besoins. Alexandra était une cantatrice avant de devenir une exploratrice. Obtenir des contrats lui permet de poursuivre en parallèle ses recherches sur le bouddhisme et écrire des articles. Son but est avant tout de devenir une orientaliste reconnue. En 1911, après avoir terminé un travail colossal, une étude sur l’enseignement du Bouddha, elle décide de repartir en Inde. C’est le début de la grande carrière d’exploratrice d’Alexandra David-Neel. De son entrevue avec le dalaï-lama en passant par son expérience de la vie érémitique puis sa rencontre avec celui qui deviendra son fils adoptif et sûrement l’une des personnes les plus importantes de sa vie, Aphur Yongden, et enfin la consécration lorsqu’elle pénètre dans Lhassa le 24 février 1924, l’autrice nous emmène dans toutes les pérégrinations d’une femme qui ne fait qu’avancer sans regret. « Alexandra est la première occidentale à associer sa connaissance intellectuelle du bouddhisme tibétain à l’expérimentation de pratiques initiatiques. Son témoignage est en ce sens exceptionnel. »
Comme l’indique le titre du livre, c’est également une Alexandra David-Neel féministe qui nous est présentée. Celle qui comme indiqué précédemment rechigne à se marier, et d’une certaine manière le fait par intérêt, est une militante. Elle écrit des articles pour La Fronde, créée par Marguerite Durand en 1897, premier journal à être rédigé et dirigé uniquement par des femmes. « Il s’agit de promouvoir l’union de toutes les femmes sans distinction de religion ou de race ». L’un des premiers articles d’Alexandra, publié le 28 août 1900, traite de l’autorité paternelle : « La formule Protection de l’enfance me paraît devoir remplacer dans les sociétés civilisées la conception brutale exprimée par les mots autorité paternelle. » Elle écrit également sur le sujet de la maternité qui selon elle piège les femmes, qu’elles soient mariées ou en union libre et critique vertement les politiques natalistes : « Mais les femmes, leur a-t-on demandé leur avis ? Ne sont-elles là que pour fournir des soldats et des contribuables à l’État ? »
Ses engagements féministes la font voyager en Europe où elle participe à des congrès dont celui de Rome en 1906. Elle y prononce un discours intitulé Le féminisme rationnel dans lequel elle explique que « si nous avons réalisé quelque progrès, obtenu quelques concessions, nous pouvons être convaincues que nous le devons à nos sœurs travailleuses […] Toutes celles-là qui ont vécu par elles-mêmes, sans faiblesse, sans tendre la main, sans solliciter d’appui, toutes celles-là ont porté le premier coup à l’ancien ordre des choses consacrant notre incapacité sociale. C’est cette brèche qu’il faut élargir. » En effet, même si Alexandra est satisfaite des prises de conscience des milieux bourgeois et aristocratiques (dont elle fait partie), elle regrette l’absence lors de ces congrès de femmes issues du prolétariat et des mouvements syndicaux.
Dans son quotidien, c’est en menant une vie indépendante, une vie solitaire, loin de son époux, en étant financièrement indépendants l’un de l’autre qu’Alexandra David-Neel montre qu’elle est en avance sur son temps. Elle ne doit rien à son mari, elle prend ses décisions sans le consulter. C’est très rare pour l’époque et il est important de rappeler qu’il est plus simple pour une femme issue du milieu social d’Alexandra de se détacher des conventions sociales. Cela lui offre plus de possibilités même si effectivement on ne peut pas non plus parler de totale émancipation pour les femmes bourgeoises de cette période de l’histoire.
Laure-Dominique Agniel nous emporte dans la vie d’une femme hors du commun, une bonne façon de découvrir dans un premier temps Alexandra David-Neel avant de se lancer dans toutes les œuvres de celle-ci. À la fois exploratrice, défenseuse des droits des femmes, chanteuse lyrique, journaliste, écrivaine, anarchiste, une femme qui refuse toute entrave. Ses carnets et sa correspondance avec son mari, Philippe David, devenu un confident, celui devant lequel elle n’hésite pas à dévoiler toutes ses pensées, ses émotions, ses doutes, ce qu’elle est et ce qu’elle veut être, apportent à cette biographie une forme d’intimité. Nous regardons défiler sous nos yeux, via une petite lucarne, la vie pleine de rythme, de pulsations saccadées, d’une femme, qui, reprenant une référence à Bouddha lors d’un discours au congrès mondial de la libre-pensée déclarera : « Soyez à vous-mêmes votre propre flambeau et votre propre recours ».