L’Art de la joie, c’est le roman de la vie de Modesta, un personnage comme j’en ai rarement croisés dans la littérature. Si l’on voulait classifier ce livre, je pense qu’on pourrait dire que c’est un roman d’apprentissage. Et traditionnellement dans les romans d’apprentissage, le personnage d’extraction modeste qui va s’élever et parcourir les strates de la société par la force de son ambition et de sa volonté, qui ne va pas hésiter à séduire pour parvenir et qui va découvrir l’amour au passage, est un jeune homme. Dans L’Art de la joie, c’est une jeune femme, Modesta, qui va entreprendre ce cheminement personnel, sans bagage, sans regrets et sans remords.
Un désir puissant
Modesta naît dans une famille miséreuse de Sicile. Le début de sa vie est sombre et glauque : une mère écrasée par la pauvreté et le déterminisme, une sœur handicapée, un inceste répugnant. Depuis les bas-fonds où elle est née, Modesta désire douloureusement, elle rêve de voir la mer, elle découvre son corps, elle tremble de vouloir vivre. Et face à ce désir, rien n’a de poids. Il y a quelque chose d’amoral et de choquant dans cette libido incontrôlée dont l’assouvissement va se faire envers et contre tous. Modesta ne recule devant rien pour aller de l’avant. Analphabète, pauvre, livrée à elle-même, Modesta trace sa propre voie même si cela passe d’abord par le mensonge et la violence. Sa puissance de vie est solitaire et sans pitié car l’amour et la solidarité ne font pas partie des composantes de son existence.
Mais malgré ces débuts traumatiques, le destin de Modesta va la conduire de la solitude vers la solidarité, de l’individualisme à l’engagement, de l’illettrisme à l’érudition, de l’orphelinat à la posture de matriarche. À mesure que son esprit s’affute et au fil de ses rencontres avec ami·e·s, amant·e·s et enfants, elle s’ouvre à l’amour, à la douceur, à l’empathie, au partage et à la joie.
L’écriture de Goliarda Sapienza suit le parcours intellectuel de Modesta, de l’obscurité vers les lumières, de l’instinct vers la conscience, de déguisements en métamorphoses. Au fur et à mesure que Modesta se transforme, le style se déploie et la beauté du texte, et surtout des dialogues, illumine le lecteur. Corps et esprit chez Modesta sont indissociables, l’être désirant et désiré est fait de chair et de pensées, et la sensualité qui se dégage du roman est immense.
Du Voltaire, du Tchekov, du Tolstoï, du Duras…
Il y a du Faulkner dans les débuts de la vie de Modesta, il y a du Voltaire dans la description des religieuses hypocrites, des nobles « fin de race », il y a du Tchekhov dans ces scènes de famille languissantes ou survoltées, il y a du Tolstoï dans cette saga familiale qui traverse le siècle, il y a du Duras dans ces passions taboues et du Stendhal dans ces conversations nocturnes enflammées, du Aragon dans ce récit de la découverte de l’engagement politique et de l’humanisme. Mais il a surtout un style qui n’appartient qu’à Goliarda Sapienza, autrice insoumise et rebelle qui fut découverte par les éditeurs de manière posthume, et qui ne vit jamais son héroïne s’incarner sur papier.
Sans atermoiement, sans pitié, Goliarda Sapienza crée une muse d’un genre nouveau, une muse sauvagement femme, une muse guerrière, fière et intransigeante. Modesta dérange, questionne, choque sans doute. Mais sa liberté absolue nous embarque. C’est un personnage de femme sans concession, une femme qui pense, qui jouit, qui sacrifie, qui choisit, avec férocité et intelligence, pour s’employer à survivre et à vivre.
Oui, c’est une claque, oui ça peut sans doute bousculer certain·e·s lecteur·ice·s. Modesta aime et désire les hommes et les femmes, fait fi de toutes les convenances. Elle invente sans cesse ses propres règles, n’appartient à aucun amant, à aucun parti, à aucune idéologie, ni même à ses enfants. L’amour chez Modesta oscille toujours, entre sororité et saphisme, entre défiance et abandon. Tout est trouble et pourtant tout fait sens. Hommes et femmes, adultes et enfants revendiquent leurs identités, complexes, multiples, changeantes. Il faut savoir se laisser emporter par ce roman au romantisme fou, follement érotique, au style lumineux et poétique.
Dans ce conte de fée existentialiste et féministe, ce personnage d’adolescente incandescente qui ne recule devant rien pour exister mène la barque et le monde en bateau jusqu’à devenir princesse, régnant sur son royaume de livres et d’enfants, dirigeant en matriarche éclairée une maisonnée qui ressemble à une arche qui vogue maladroitement sur la mer de l’Europe enragée par le fascisme.
La mort rôde, qu’elle provienne de la pauvreté, de la guerre, de la maladie, du fascisme et de la bêtise humaine. Mais la vie est plus forte toujours. C’est un livre qui respire d’une énergie indomptable. C’est une ode à la joie, une ode au courage, à l’amour sous toutes ses formes et à la liberté. Un roman qui donne envie de se battre et de tracer sa propre route.
Après avoir passé une bonne partie de sa vie à lire principalement les œuvres des hommes, de l’école à la fac de lettres, Nina a fini par se rendre compte que quelque chose clochait. Depuis, elle s’emploie avec détermination à lire des femmes, pour rattraper le temps perdu. Lectrice exigeante, féministe énervée, elle recherche dans ses lectures des femmes libres pour s’inspirer et des plumes sensibles pour être bouleversée.