« Comment affrontons-nous l’obscur, nous qui sommes au bord de l’anéantissement ? Comment trouvons-nous l’obscur en nous, comment le transformons-nous, comment le possédons-nous comme notre propre pouvoir ? »
J’ai mis tant de temps à oser écrire cet article. Parce que cet essai a été fondamental. Parce qu’il me tient lieu de livre de chevet depuis un an. Parce que l’écoféminisme ne cesse de m’exalter. Bref, il fallait lui rendre un hommage digne de ce nom.
Mais comme dirait Starhawk, sorcière néo-païenne américaine activiste et poétesse, figure de proue des mouvements antimilitaristes et antinucléaires des années 70-80, si je mets à distance cet ouvrage comme quelque chose de plus grand que moi, je me retrouve dépossédée de mon propre pouvoir, enferrée dans des processus de domination et de relations verticales, et je me dis que mon article ne sera jamais à la « hauteur ». Alors que si je considère cet ouvrage et moi-même comme faisant partie d’une spirale d’énergies interdépendantes et interconnectées, je nourris mon propre pouvoir d’écrire et de créer tout en nourrissant celui de cet ouvrage, qui lui-même, me nourrit. Vous me suivez ?
Rêver l’obscur, c’est bien d’abord un essai sur le pouvoir, au sens premier de « capacité à faire ». Ou plutôt, sur les différents pouvoirs présents autour de nous et en nous. Le premier, c’est celui que l’autrice nomme le pouvoir-sur, celui à l’image de Dieu, tout puissant, hors du monde, et qui justifie depuis toujours tous les rapports de domination (de classe, de genre, de race, etc.), créant un sentiment destructeur de séparation : en tant qu’être cultivé, je suis séparée de la nature, en tant qu’être individualiste, je suis séparée des autres, en tant qu’être ignorant, je suis séparée de moi-même et je confie ma vie et mon corps à des experts qui savent bien mieux que moi ce qui est bon pour moi, ce que je dois penser, ce qui est rationnel et raisonnable et comment je dois vivre.
Et quand je prends conscience de cela, soit je refoule mon sentiment d’impuissance et ma colère, me noyant dans les divertissements, la consommation ou la dépression, soit je me demande si on se foutrait pas un peu de ma gueule.
Et c’est là qu’intervient ce que Starhawk nomme le pouvoir-du-dedans, cette magnifique idée du pouvoir de la frêle petite graine qui germe et grandit et ne se sent pas séparée du monde qui l’arrose et la réchauffe, du monde qui lui permet de briser le sol bétonné que le patriarco-capitalisme avait bâti sur sa vie.
C’est le pouvoir de la Déesse immanente, figure symbolique que la poétesse invoque en contre-pied de la figure du dieu mâle qui infuse les mythes, le langage, l’éthique, les rapports sociaux, la politique et j’en passe, de son expertise virile et transcendante… Quelle réjouissante alternative que cette figure de la Déesse, qui choque, qui perturbe, qui fait rire. Tellement ridicule n’est-ce pas, ce vent d’irrationnel et de magie dans le politique, dans l’intellectuel, cette figure qui nous dit que le monde sensible a sa sagesse propre, qu’il pourrait fonctionner sans l’aval des experts, que la nature ne serait non seulement pas séparée de la culture mais en serait même la matrice.
Et parlons-en, tiens, de cette matrice, de ce pouvoir d’enfantement et de création des femmes, dont on nous a tellement enfoncé le caractère gênant dans le crâne à coups de mocassins à gland que nous nous sentons obligées de lui cracher dessus, et de revendiquer un féminisme purement intellectuel, de peur de passer pour de vilaines et puériles sorcières essentialistes. Honte de parler de nos corps, de notre fierté d’avoir un utérus. Voilà jusqu’où le monde du pouvoir-sur à réussi à façonner notre haine de nous-mêmes, voilà ce que Starhawk conteste à coups de rituels magiques, de poésie et de brillantes réflexions théoriques dans cet essai monstrueux et fier de l’être. Soyons monstrueuses, soyons le corps et les odeurs et la nature et l’intellect et la déesse et le cyborg et la poésie et la politique, pragmatiques et sensibles, pleines d’amour et de colère, et plus que jamais conscientes des ruses de ce patriarcat qui cherche à nous diviser au sein même de notre lutte, validant certaines d’entre nous et pas les autres, les bonnes et les mauvaises féministes, pour que surtout surtout jamais nous ne puissions toutes nous unir, quels que soient nos choix et nos pensées, contre notre ennemi commun.
On dira peut-être que je ne parle pas tellement du livre, mais je ne parle que de lui. De ce vent de pouvoir, de joie et d’excitation qu’il a soulevé en moi et qui souffle tout au long de ces pages puissantes, ardentes de colère et d’amour du monde et de la vie, comme au long de la préface toute de vulgarisation passionnée de l’universitaire Emilie Hache et de la postface d’Isabelle Stengers, philosophe courageusement en lutte contre ses propres réflexes de valorisation du seul esprit.
L’écoféminisme, c’est postuler que les femmes ont une place privilégiée pour comprendre la nature et la défendre, non parce qu’elles seraient par essence davantage connectées à celle-ci, mais parce que comme la nature, elles subissent depuis toujours la domination du système patriarcal, qui les a d’ailleurs associées toutes deux de manière péjorative. De là, se réapproprier (reclaim) notre relation à la nature de manière positive devient une façon de nous défendre l’une et l’autre. Et c’est également le sens de ce merveilleux titre, Rêver l’obscur. L’obscur des forêts, l’obscur du mystère, l’obscur de nos corps, de nos sexualités, toutes ces mauvaises herbes qui ne cessent de revenir là où la pensée dominante tente en vain de les faucher. C’est aussi une invitation à rêver nos peurs – des hommes, de la violence, de l’écocide en cours –, à ne plus les laisser nous dévorer, mais à voir en elles un potentiel de colère créative et de transformation.
Et puis il y aurait tellement de choses à dire encore, tant cet ouvrage recèle de trésors. Vous y trouverez entre autres des rituels magiques, un guide pour organiser de manière non violente des réunions militantes, des chansons, une histoire du lien entre la privatisation des terres et la sorcellerie, une merveilleuse bibliographie écoféministe compilée par Emilie Hache, et puis ces objets superbes que sont les livres de la collection Sorcières de Cambourakis, bref, le cadeau idéal à vous offrir pour célébrer l’entrée dans la chair mûre et chaude de l’automne.
Traduit de l’anglais par Morbic, préface de Émilie Hache, postface d’Isabelle Stengers, Éditions Cambourakis, collection Sorcières
Féminazi bouddhiste et anarchiste, Charlotte déteste les mots en « iste ». Elle préfère les longues promenades dans la campagne normande, les haïkus et le métal indus.