Ce livre a longtemps trôné sur ma féministhèque au-dessus de mon lit mais j’étais trop impressionnée pour le lire. J’avais le vague sentiment que sa lecture m’engagerait. À quoi, je ne sais pas trop. Mais je le trouvais dangereux. Parce qu’il ne pourrait plus me conforter dans l’inaction.

Il faut revenir à la fin des années 1990 et aux grandes manifestations contre le FMI (Fonds Monétaire International) ou contre l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) en 1999 à Seattle (États-Unis). À cette époque Starhawk est déjà une activiste expérimentée et contribue à faire s’entendre les différents mouvements pour organiser les protestations tout en permettant à chaque groupe de conserver son identité et ses moyens d’action. Sur le plan universitaire, elle a un master de psychologie mais surtout elle a vécu dans des groupes collaboratifs une grande partie de sa vie dès les années 1960. À la lecture de ce passage, on est partagées entre l’effroi, le vertige et malgré tout l’espoir. Effroi et vertige parce qu’à cette époque les gens pensaient qu’ils pouvaient gagner contre le système capitaliste et libéral, et parce qu’ils ont obtenu des victoires alors qu’aujourd’hui le monde est tellement effrayant qu’on se sent impuissantes. Et pourtant, ce livre donne de l’espoir car les conseils et les méthodes prodigués dans cet ouvrage paraissent accessibles. C’est une réflexion et un manuel sur les dynamiques de groupe, ce qu’elle appelle « les groupes collaboratifs ». Ce sont des groupes de personnes qui se retrouvent autour d’un projet commun, plutôt progressiste (écolo, féministe, contre les discriminations… woke quoi) et qui décide de fonctionner de manière horizontale. Le principal problème, « c’est que ces groupes sont composés de personnes, et qu’il est sacrément difficile de les faire s’entendre entre elles. S’il en allait différemment, nous aurions déjà sauvé le monde plusieurs fois. Au lieu de cela, nous restons embourbé-es, à nous battre avec des personnes agaçantes, irresponsables, entêtées, bornées, pénibles, sentencieuses, égoïstes et mesquines, qui sont censées être nos alliées. » Après avoir défini ce qu’elle appelle « un groupe collaboratif », Starhawk écrit véritablement un manuel (comme le titre l’indique !) pour réussir dans nos entreprises militantes. Dans ce livre se mêlent trois axes différents : l’histoire d’un groupe collaboratif fictif qui rencontre des difficultés et des conflits, des ateliers pratiques et des idées d’exercices, et de la théorie issue de son expérience et de ses lectures. Nous suivons un couple d’intellectuels engagés dans la construction d’un éco-quartier avec mise en commun des pièces de vie collective (la cuisine) qui se retrouvent dépassés par des conflits de valeurs (entre végétariens et carnistes par exemple) et qui demandent conseil à une spécialiste (un genre de Starhawk) qui leur fait lire son prochain livre chapitre par chapitre.
Les exercices et les rituels sont nombreux et l’on peut piocher ceux qui nous paraissent les plus utiles. Starhawk se présente elle-même comme une sorcière et il y a donc des références nombreuses à des rituels spirituels (elle a co-fondé un groupe collaboratif qui rend un culte à la Déesse, Reclaiming). Mais si vous n’êtes pas intéressées par cette dimension, il y a des rituels qui permettent uniquement de souder le groupe, d’apaiser ses membres pour commencer une réunion ou une assemblée. La grande force de ce manuel, c’est qu’il ne repose pas sur des idées utopistes mais tend vers un projet utopiste. Comprenez : elle prend les gens comme ils sont mais elle développe une théorie de dynamique de groupe qui permet de faire avec les défauts des personnes (jalousie, manque de confiance, rivalités…). Ce n’est pas de l’optimisme béat, c’est un regard bienveillant sur des humains imparfaits. Comment faire malgré tout pour avancer et rendre le monde meilleur ? Et c’est cette dimension réaliste qui rend ce livre si important : avec ces méthodes, il devient possible d’agir. Il n’est plus possible de se conforter dans un discours défaitiste sur le fait que c’est impossible de faire s’entendre des gens si différents. Sur le plan théorique, elle reprend la bibliographie des essais de psychologie sur les dynamiques de groupe collaboratif pour expliquer comment faire mais aussi pourquoi parfois, ça ne marche pas : des conflits de valeurs trop importants, ou des personnalités trop clivantes qui cassent la dynamique (elle fait une typologie des différents types de leader avec qualités et défauts). Elle-même a connu des échecs et elle le dit elle-même : « Ces désastres, mes propres erreurs ainsi que les cruelles leçons que j’en ai tirées constituent l’expérience la plus précieuse que je puis transmettre ». C’est pour ça qu’il faut lire ce livre.

Féministe radicale à la recherche d’un moyen pas trop fatigant pour changer le monde.