Été 1983, Jakie Quartz chantait « juste une mise au point », un tube qui taillait son gras à l’amour et demandait à chacun.e de passer à la visite annuelle chez l’ophtalmo pour sortir de nos œillères et des clichés qui polluent nos imaginaires romantiques. Deux ouvrages nous invitent à faire de même et à passer du spray nettoyant sur le verre sali de traces de doigts par des années à voir flou sur deux sujets éminemment liés : la culture du viol dans les sociétés patriarcales et la justice française face à ces violences qu’on désigne sous le terme de VSS (violences sexuelles et sexistes). Deux autrices, Valérie Rey-Robert et Élodie Tuaillon-Hibon, convaincues qu’on fait avancer des combats quand on sait de quoi on parle et quand on s’assure qu’en face on parle bien des mêmes choses.
Avec le foisonnement d’affaires judiciaires très médiatiques, comme les procès Mazan, Outreau, Weinstein, Johnny Depp-Amber Heard nous entretenons des relations paradoxales avec l’institution judiciaire, nous ne savons plus quoi faire de notre désir de justice et doutons de la capacité de la société à venir en aide aux victimes de VSS comme de sa capacité à prévenir ces violences. Pour chasser la tentation fataliste « à quoi bon ? » puisque des agresseurs s’exposent sur les plateaux télé après des non-lieux qui s’égrènent comme les plaintes classées sans suite dans les armoires du Palais de Justice, ou continuent benoîtement leur vie de prédateur sexuel sans être inquiété, une mise au point sur l’état du savoir en matière de VSS et de moyens alloués devenait crucial. Voici donc deux ouvrages éclairant deux pans d’un même problème, à distance de l’effervescence journalistique qui n’est jamais de bon conseil.
« Il faut faire confiance à la justice » d’Elodie Tuaillon-Hibon
Premier titre de la collection « Permis de déconstruire » des éditions La Meute, « il faut faire confiance à la justice » a été confié à Élodie Tuaillon-Hibon, avocate spécialisée dans les violences sexuelles et sexistes et les féminicides, confrontée quotidiennement aux désillusions de ses clientes et à l’inertie d’un système judiciaire qu’on aimerait voir parfaitement répondre au besoin de justice des individus. En 100 pages, elle prend le temps de nous éclairer sur la complexité de l’institution qu’on se représente trop souvent de façon simplifiée : savoir par exemple distinguer justice civile et justice pénale permet de comprendre que pour une même affaire de viol, on peut être acquitté par une cour et condamné par une autre.

A l’heure où les attaques de l’extrême droite sont légion contre une justice soi-disant vendue, corrompue qui serait favorables aux Juifs, favorables aux hommes racisés, aux personnes ne relevant pas d’un genre hégémonique, Elodie Tuaillon-Hibon souhaitait faire un état des lieux sans complaisance de la justice, sans dissimuler les biais qui existent bel et bien dans l’ordre des magistrat.es (issu.es majoritairement de classe dominante) et comme nous traversé.es par la culture sexiste qui imprègne tous les étages de notre société. Par cet éclairage, elle cherchait d’abord à contrer les discours réactionnaires qui visent surtout à dénigrer les droits humains les plus fondamentaux, discours peu scrupuleux d’instrumentaliser les VSS à des fins politiques et idéologiques. Avec ce triste constat que depuis #MeToo, les plaintes pour viol sont passées du simple au double, mais qu’on estime que 94 % d’entre elles sont classées sans suite. Que 65 % des victimes de féminicide avaient saisi les forces de l’ordre ou la justice. Et que la vaste majorité des enfants ayant rapporté des violences sexuelles sont laissés sans protection, on serait tenté par le renoncement. Avec des procédures de 29 mois en moyenne pour une instruction, doit-on encourager les victimes à entamer un chemin long et douloureux où il faudra compter sur sa patience et sa solidité pour tenir le coup, quand les violences ont justement entamé ces forces en nous ?
Elodie Tuaillon-Hibon répète inlassablement l’urgence à changer de manière de faire justice car c’est la confiance dans la justice qui doit être restaurée. La petite ritournelle magique « il faut faire confiance à la justice » qui clôt les déclarations au micro sur les marches d’un palais de justice ne fait plus son effet soporifique et n’endort plus la génération #meetoo qui pensait être enfin entendue. Pour trop d’individus, la justice incarne l’ennemi, celle qui saisit, qui expulse du territoire, d’un logement, celle qui suspend les aides, qui éloigne les enfants ; une grande majorité de victimes de VSS, touchée par la précarité, n’est pas en mesure de donner sa confiance dans ces conditions de citoyenneté. Le mirage de la bonne victime, à laquelle on ne pourrait rien reprocher, en outre, empêche de juger en toute conscience : mauvaise mère, précaire, chômeuse, racisée, trans, gay, antipathique, raciste … les personnes agressées ou violées doivent encore convaincre de leur bonne foi et de leur sérieux quand elles accusent. Classe, genre, race, les trois couches du millefeuille oppressif se retrouvent inéluctablement dans le traitement des VSS, car les inégalités frappent fort et partout. Au quotidien Elodie Tuaillon-Hibon tient à distance de ses dossiers ce « profil de la bonne victime » :
Oui, souvent elles connaissent les agresseurs et ont pu entretenir avec celui-ci des rapports compliqués ou apparemment incompréhensibles. Oui, elles peuvent avoir eu des réactions déplacées, avoir mis en œuvre des solutions de « survie » aberrantes au premier abord. Oui, elles peuvent avoir tu leur agression pour ne pas perdre une promotion. Oui, et oui. Tout existe toujours, à part la victime parfaite, pure, totalement naïve, vierge, douce, gentille, irréprochable, sans affects et finalement, dénuée de vie humaine. […Ce profil de la bonne victime] sous-entend aussi que, si vous n’entrez pas dans ses critères, alors c’est que vous l’avez un peu cherché et, par conséquent, n’êtes pas digne de justice.
Parce que le continuum des violences doit continuer d’être combattu, parce que dans son travail d’avocate, Élodie Tuaillon-Hibon permet à des personnes de parler et de réaliser que le viol ou l’agression subie n’est pas leur échec et leur incapacité à se défendre d’un risque bien identifié, la culture du viol, mais l’échec d’une société à empêcher ces violences, parce que se faire justice soi-même, façon Kill Bill, est le désaveu d’une action sociale collective possible et salutaire, pour toutes ces raisons, elle ne désarme pas sur la nécessité à doter de moyens dignes une justice pour réduire les délais d’instruction ou pour permettre de diviser les coûts d’un procès pour les victimes, mais surtout sur l’urgence à diffuser les travaux à propos des biais sexistes dans l’institution et à soutenir les actions des collectifs militants féministes. Chaque année, on estime que 200 000 femmes et 160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles systémiques. A y regarder de près, avec nos nouvelles lunettes bien propres et bien nettes, monter ensemble à l’assaut de la forteresse judiciaire et y déposer des plaintes encore plus nombreuses reste un objectif central de notre défense de l’institution judiciaire.
Dix questions sur la culture du viol de Valérie Rey-Robert
Ouvrage sœur du premier, Dix questions sur la culture du viol, ce livre paru récemment aux éditions Libertalia revient sur les idées reçues à propos des violences sexistes et sexuelles, idées qui circulent dans les bouches ordinaires et font que le viol reste un crime largement impuni car minoré en France. Comprendre qu’il existe une responsabilité collective quand nous colportons des idées fausses sur les VSS et que ces discours ont un impact sur notre façon de rendre la justice est déterminant selon l’autrice Valérie Rey-Robert.

Elle nous apprend que la reconnaissance du viol comme un crime souffre d’un retard temporel cruel : les lois liées aux VSS passent par des détours nombreux, viols avec violence physique puis morale, violences sur mineure, viol conjugal, agression sexuelle, harcèlement mettent deux cents ans à émerger. Avec les mots s’écrivent les chiffres, car comment compter quand on ne peut nommer. Si les enquêtes apportent des données fiables sur les violences sexuelles et sexistes, il apparaît que le « chiffre noir », comprendre les violences qui ne font pas l’objet d’une plainte, est un élément constant du sujet des VSS, mais aussi que des populations sont plus exposées que d’autres. Les personnes homosexuelles et trans sont largement plus représentées parmi les victimes, il existe donc un lien reconnu entre genre et victime de VSS, avec l’effet pervers suivant que plus on est discriminé, plus on est exposé à l’isolement et donc aux violences.
Valérie Rey-Robert continue de cerner les contours de son objet qu’est la culture du viol dans les chapitres suivants, rappelant qu’elle prend racine dans les sociétés patriarcales, qu’elle se nourrit d’un système politique où les hommes tirent des privilèges de l’oppression qu’ils exercent sur des corps minorisés. Cette culture du viol se caractérise par l’absolution banale des agresseurs qui ne correspondent que très rarement au profil type de l’agresseur (un étranger marginalisé inconnu de sa victime), par le fait qu’elle n’a pas lieu exclusivement dans des pays réputés pour être essentiellement maltraitants envers les femmes (préjugé raciste sur l’Inde présentée comme pays d’agresseurs potentiels), et par l’idée que des produits culturels véhiculent des stéréotypes encourageant les violences sexuelles et sexistes. Selon l’autrice, tout est fait dans la culture du viol pour pointer le doigt vers un endroit où le danger encouru n’est pas la règle: la rue comme lieu de l’agression, le satyre aux pulsions irrépressibles, l’inconnu qui escalade le balcon, l’homme insatisfait ou déviant dans sa sexualité, hommes juifs, musulmans, noirs ou arabes à la sexualité animale, parangons du violeur, ces archétypes sur les viols sont pourtant contredits par les études statistiques. Le même travail est fait à propos des victimes ou de la façon de percevoir les violences, de les traiter dans le débat public.
Alors à qui profite le crime de toutes ces idées reçues qu’on empile comme les briques d’une tour de Babel ? Au RN, bien sûr, et c’est là où Valérie Rey-Robert combat la même bête immonde que son homologue Elodie Tuaillon-Hibon. On détourne l’attention des véritables causes et solutions pour lutter contre les VSS en renforçant du même coup les préjugés racistes ou discriminants déjà existants. En ne choisissant que des affaires sensationnelles ou en se faisant la caisse de résonance des affaires qui impliquent des hommes racisés, les medias déforment notre réalité des VSS ; on remet de l’huile sur le feu intolérant et il flambe de plus belle :
Pendant les élections européennes et législatives de 2024, le Rassemblement national (RN) a largement diffusé une statistique qui disait que 77% des violeurs étaient des étrangers. Ce pourcentage ne dit pas grand chose de la réalité des viols car il est tiré de statistiques très parcellaires. Il y a eu 97 plaintes pour viol dans l’espace public à Paris en 2023. Sur ces 97 plaintes, 30 viols ont été élucidés et 36 personnes arrêtées. Sur ces 36 personnes, 77% étaient d’origine étrangère. Or, dans la majorité des cas, les viols sont perpétrés dans l’espace privé, par des personnes connues des victimes, ne font pas l’objet de dépôt de plainte, donc ne sont pas connus des autorités et les potentiels coupables ne sont pas interpelés. Cette statistique a été utilisée pour servir les intérêts de propagande raciste du RN.
Si la culture du viol est largement présente dans de nombreux pays du monde, la France peut se targuer d’avoir sa petite exception culturelle sur ce point. Hérités du siècle des Lumières, « l’amour à la française », l’arnaque de la courtoisie et les livres à succès comme Les liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, ont fini de nous embourber dans la tiédeur à dénoncer les auteurs d’agressions sexuelles. Encouragé.es à révérer l’artiste créateur, peu importe ses frasques ou ses crimes, terrorisé.es à l’idée qu’une prise de parole appelle immédiatement une réponse sévère qui coûte une réputation ou une carrière à la victime, nous prolongeons souvent le silence sur les affaires de VSS au-delà des évidentes responsabilités.
La lecture de Dix questions sur la culture du viol et « Il faut faire confiance à la justice » auront le mérite d’attirer l’attention sur le fait que le groupe social des femmes est un groupe insuffisamment élargi pour évoquer toutes les spécificités du groupe des victimes. Valérie Rey-Robert comme Elodie Tuaillon-Hibon insistent toutes deux sur ces personnes cachées derrière les femmes victimes de VSS, tous ces corps qui ne correspondent pas au corps normatif, hégémonique, et mettent à mal une identité nationale simplifiée à celle d’un corps blanc, mâle, viril, puissant, bon père de famille. A renfort de chiffres et d’études, elles montrent qu’il nous reste encore un long chemin avant de reconnaître l’ampleur du désastre.
Lutter contre un système de domination politique revient d’abord à lutter contre les idées, les stéréotypes, les clichés qui profitent à ce système. Ces livres défendent la ligne que la sortie de l’ignorance, que les lectures, que les rencontres publiques, comme celles que leurs autrices proposent en librairies sont des outils indispensables pour se prémunir des manipulations idéologiques, se soustraire à toute tentative de contrôle sur nos esprits qui n’aspirent qu’à une société plus juste et égalitaire.
Rencontre avec Valérie Rey-Robert en librairie chez Libertalia, rue Berthelot à Montreuil, ce vendredi 14 mars à 19h30.

Elle rêvait de tenir un ranch dans le Wyoming, mais sa phobie de l’avion l’a poussée à embrasser la carrière d’enseignante à Montreuil pour partager sa passion des grands espaces littéraires.