Mon vrai nom est Elisabeth, ce que la psychiatrie a fait aux femmes
Sacré premier roman que celui d’Adèle Yon tout juste paru, qui retrace l’enquête de l’autrice pour retrouver l’histoire enfouie de son aïeule Betsy, arrière-grand-mère dont personne ne parle jamais dans une famille qui a bâti un mausolée de silence et de honte autour de cette figure spectrale. L’autrice s’attèle à lui rendre son histoire, et son nom, dans un geste littéraire qui relève autant du cri de rage face aux horreurs vécues par la « folle » de la famille que de la minutieuse mise au jour archéologique d’un destin qui fait corps avec l’histoire des femmes et de la psychiatrie au XXè siècle. Troublant parallèle avec Une histoire silencieuse d’Alexandra Boilard-Lefebvre, tout récemment publié aux éditions La Peuplade : deux générations pour réhabiliter Thérèse, trois pour Betsy… le temps qu’il faut pour que les héritières osent briser les chaînes de silence, rompre avec la répétition des angoisses et la peur de l’hérédité, renverser aussi les figures jusque là intouchables de patriarches qui se sont sacrément salis les mains dans ces affaires d’abus psychiatriques.
En archiviste pointilleuse, l’autrice fouine, relève, annote, questionne et nous livre ainsi une panoplie de textes qui vont de la retranscription d’entretiens qu’elle a pu mener au sein de sa famille, aux documents médicaux exhumés des hôpitaux et maisons de santé où séjourna l’encombrante aïeule diagnostiquée schizophrène. Les lettres de la jeune Elisabeth envoyées à son futur époux au front en plein conflit mondial sont bouleversantes. Lucide, très consciente d’elle-même, elle se décrit en toute sincérité, révélant principalement deux traits de sa personnalité : un grand besoin de liberté et peu d’inclination pour la maternité. Il lui fera six enfants en sept ans et elle passera dix-sept ans de sa vie enfermée en institution psychiatrique après avoir subi une lobotomie. Tout est dit de la violence incommensurable faite à celles qui débordent des assignations étroites faites aux femmes, d’une psychiatrie qui comme à la Salpêtrière de Charcot en son temps, semble davantage au service d’une société patriarcale qui a pour objectif la contention des corps et des esprits qu’au service des patientes.
Belle et vibrante offrande à l’ancêtre saccagée, et à toutes celles qui furent comme elle emprisonnées aussi bien physiquement que chimiquement, parce que jugées trop libres ou trop enclines à la colère. Comme si la littérature pouvait demander pardon, interrompre la chaîne héréditaire, et réparer celles qui restent aujourd’hui.

On Mass hysteria, la folie comme acte de résistance?
À peine remise de ma lecture et encore ahurie de cette sombre histoire de la lobotomie qui parcourt le texte et donne une dimension collective au destin d’Elisabeth, je découvre que jusqu’au 18 mai 2025 se tient au BAL (6 impasse de la Défense à Paris) une exposition de Laia Abril, artiste-chercheuse catalane qui présente le dernier volet de son travail consacré à la misogynie : On mass hysteria (après On Abortion en 2016 et On Rape en 2020). Un autre aspect de la psychiatrie est ici exploré : l’artiste se penche à cette occasion sur ce qu’on appelle communément les phénomènes « d’hystérie collective ». Des épisodes de symptômes collectifs de type tremblements, évanouissements, malaises, transes, mais aussi « rires incontrôlables », « hennissements », « comportements de chat » qui touchent essentiellement des communautés de femmes et de jeunes filles. À travers trois études de cas, dans un pensionnat au Mexique (2007), dans des usines textile au Cambodge (2012-2014) et dans un lycée aux États-Unis (2012), l’exposition nous fait parcourir trois dispositifs parfaitement similaires : même nombre de photographies, voix des femmes et jeunes filles qui témoignent, commentaires des proches et des autorités, triptyques sérigraphiés qui rendent compte du traitement médiatique réservé à ces « affaires », et tout le long de notre déambulation on peut apercevoir et manipuler des dossiers papier accrochés au mur et formant une série hallucinante de cas similaires répertoriés sur tous les continents depuis le Moyen Âge au moins. L’itération fait sens… à chaque fois, des femmes entre elles, souvent très jeunes, vivant dans des conditions d’extrême contrainte : privation de liberté, de nourriture, de sommeil, règles de vie très strictes, relations au monde extérieur limitées voire interdites, sévices corporels et psychologiques. Et voilà qu’elles se mettent à développer les unes après les autres des symptômes similaires, s’évanouissent, ne peuvent plus marcher, sont prises de tremblements. À chaque fois la médecine traditionnelle ne trouve pas d’explications, à chaque fois on les soupçonne de simuler pour faire leurs intéressantes, pour échapper aux taches qui leur incombent, aussi bien les accuse-t-on de sorcellerie ou d’hystérie : c’est la faute aux hormones, Simone, comme le chantait Anne Sylvestre. La presse est fascinée, les autorités essaient de noyer le poisson, on finit par passer à autre chose et les symptômes se tassent pour finalement disparaître comme ils étaient venus.
Laia Abril convoque à la rescousse l’anthropologue Aihwa Ong et voilà qu’émerge l’intéressant concept de « protolangage de protestation », autrement dit, ces accès de « folie » collective non simulés seraient le développement d’une résistance collective aux violences subies. Par son travail de recherche et sa pratique artistique, Laia Abril reconnaît la souffrance de ces femmes au lieu de s’inscrire dans un continuum de silence et de discrédit, elle interroge les dynamiques collectives à l’œuvre et propose l’hypothèse de la « folie » comme acte de résistance à l’oppression. La dernière salle qui superpose et accumule les images de manifestations de femmes et des violentes répressions policières qui s’ensuivent est édifiante, et l’on repense à Elisabeth et sa volonté d’être libre, d’échapper aux contraintes féroces imposées aux femmes de son temps, à Elisabeth et sa colère destructrice – incendier un château le jour de son mariage, rien moins – qu’on pourrait lire comme la manifestation d’une résistance profonde et finalement violemment réprimée. D’autant plus réprimée qu’elle est restée individuelle. Parce que si toutes les Elisabeth se mettent à brûler des châteaux ensemble, on passe de la folie à la révolution et là, c’est une toute autre histoire qu’on pourrait commencer à écrire !

Après s’être aperçue qu’en 116 ans d’existence le Goncourt avait été attribué à 12 femmes et 104 hommes, elle s’est dit que certes, une chambre à soi et un peu d’argent de côté ça pouvait aider à écrire des livres – et que les femmes manquaient souvent des deux – mais qu’il y avait quand même, peut-être, un petit problème de représentation dans les médias. C’est ainsi qu’elle a décidé de participer à Missives, heureuse de partager son enthousiasme pour les autrices qui la font vibrer, aimer, réfléchir et lutter.