Une femme au bord du temps de Marge Piercy raconte l’histoire de Connie, ou Consuelo Ramos, new yorkaise latina des années 70, à la vie banalement atomisée. Son mari est mort, la garde de sa fille lui a été retirée après un geste violent auquel l’a conduite une situation socio-économique désespérée, et qui lui a valu un séjour en institution psychiatrique. Il ne lui reste plus grand-chose d’autre que sa nièce Dolly, laquelle fait une entrée fracassante dans son appartement et dans les premières pages du roman, poursuivie par son mac et amant Geraldo qui veut la contraindre à subir un avortement aux mains d’un boucher. Connie protège sa nièce, elle blesse Geraldo, elle perd connaissance ; elle est jugée folle, coupable d’un nouvel accès de violence, institutionnalisée à nouveau en dépit de tous ses efforts pour se défendre. Aux humiliations et privations ordinaires de l’hôpital psychiatrique s’en ajoute une nouvelle : l’équipe soignante a développé une puce révolutionnaire, implantée dans le cerveau, qui contrôle et annihile les pulsions agressives des patientes. Les premiers essais cliniques ont commencé, et Connie ferait une candidate idéale, qu’elle y consente ou non.

Une femme au bord du temps raconte l’histoire de Connie, qui se trouve grosse et haïssable et vieille et quelconque, et qui reçoit la lumineuse visite de Luciente, individu appartenant à un avenir utopique. Connie, capable d’une réceptivité surdéveloppée, parvient à stabiliser le lien avec Luciente, de sorte que non seulement elle peut recevoir ses visites, mais se projeter à sa suite dans cette société future, la communauté de Mattapoisett, et en observer le fonctionnement. C’est un monde où se trouvent abolies la famille nucléaire, les rapports de pouvoir dans le couple et dans le sexe, la monogamie et l’hétérosexualité contraintes, les marqueurs grammaticaux du genre ; une utopie anarchiste et écologique, qui pose et repose les questions du travail et de sa juste répartition, du conflit et de son juste arbitrage, de la vie en communauté et de son juste équilibre. C’est aussi un monde qui pourrait ne jamais advenir, dont la possibilité même est mise en péril, menacée par une guerre nébuleuse qui gronde à l’horizon. C’est un monde meilleur mais qui risque bien de céder la place à une dystopie où les individus n’ont pas d’autre perspective que l’abrutissement par le divertissement pornographico-gore, la modification normée des corps et l’enfermement dans une immuable hiérarchie.
Peut-être que si Connie subit l’intervention qui la soumettra au contrôle total de l’institution psychiatrique, alors toute possibilité de ce futur utopique s’effilochera.
Une femme au bord du temps raconte l’histoire de Connie et de bien d’autres. Outre Dolly, qui n’échappe jamais véritablement à l’emprise masculine malgré les coups, il y a toutes celles qui ont subi le sexisme et le racisme du milieu médical, celles qu’on a stérilisées de force comme celles à qui on a donné des placebos de contraceptifs, leur imposant des grossesses non désirées. Il y a celles qui n’ont pas commis d’autre faute que de ne pas se conformer aux attentes de leur genre, d’être pauvres, de refuser les traitements qu’on leur impose ; celles dont tout acte de résistance est vu comme preuve supplémentaire du caractère pathologique de leur violence ; celles qu’on traite encore et toujours de folles agressives quand elles réclament un semblant de dignité et de respect de leurs droits. Sur l’autre bord, du temps, outre Luciente, autour de qui se tissent les complexes relations du polyamour, on croise dans l’utopie de Mattapoisett une galerie de personnages sensibles, libres, complexes et fragiles.
Dans le premier jet de cette chronique, j’avais commencé par raconter le pitch de Sucker Punch de Zack Snyder, un film qui a manifestement très très envie de se croire féministe, avec ses blondes et belles héroïnes qui dansent langoureusement avant de se révéler guerrières badass. Le film parle lui aussi d’institutionnalisation forcée, de violences médicales et sexuelles dans le milieu psychiatrique, d’évasion dans un monde alternatif, de guerre métaphorique et de lutte réelle. Mais, incapable de ne pas céder à l’érotisation de la violence faite aux femmes, il échoue à devenir ce qu’il croit être. J’ai commencé par parler de ça, et puis ça m’a épuisée de me rendre compte qu’après des années d’engagement, je m’apprêtais malgré tout à donner d’abord le focus à une œuvre masculine médiocre avant de parler du roman qui m’intéressait. Si vous avez vu Sucker Punch, lisez Marge Piercy. Si vous ne l’avez pas vu, bien évidemment, lisez Marge Piercy.
Et qu’on ne le lise pas comme un témoignage historique, pour regarder dans le rétroviseur et se dire que quand même, c’était pas marrant, d’être une femme assignée folle dans les années 70. Car malgré toutes les violences infligées aux femmes dans le roman, il a été écrit, Piercy le rappelle dans sa préface de 2016, en 1976, dans une période où les droits féminins étaient en pleine progression. Les choses ne vont pas bien pour Connie et ses sœurs, mais leur combativité demeure de bout en bout – en gueulant, en résistant, en se préparant s’il le faut à frapper fort. Et l’utopie, tout au bout, tend ses bras. Piercy constate quarante ans plus tard que les inégalités économiques ont progressé, que la possibilité pour les femmes de gagner en contrôle sur leurs corps et leurs vies est mise à mal, comme celle de la population en général. « Quand notre énergie politique va à la défense de nos droits et que les projets que nous avons portés et obtenus se trouvent aujourd’hui attaqués, il reste bien moins d’énergie pour imaginer des sociétés futures dans lesquelles nous pourrions souhaiter vivre. » Notre énergie, en ce moment, est siphonnée de partout, et comme Connie, on n’est pas bien sûres d’arriver encore à rentrer en contact avec l’idée même des utopies. Marge Piercy est la femme qui nous fait signe, au bord du temps, depuis l’autre rive du backlash, et qui nous encourage à croire en un monde à nouveau vivable.

Mélanie se balade depuis pas mal d’années dans les mondes littéraires et ludiques de l’imaginaire, avec un peu de recherche universitaire sur les mythes, les âmes et les dragons, un peu d’écriture de nouvelles, et beaucoup de lecture. De temps en temps, elle en sort parce que les programmes de l’Éducation nationale exigent qu’on parle d’autre chose aux lycéen·nes. Elle est convaincue qu’il y a des milliers de trésors à partager en SF et en fantasy, et que le cocktail héros couillu, mentor barbu et récit convenu n’y est pas une fatalité.