La fille qui ne voulait pas se taire d’Abi Daré

Abi Daré a grandi à Lagos, au Nigeria, avant de s’installer au Royaume-Uni pour y poursuivre des études de droit et d’écriture créative. Paru en 2020, et enfin traduit en français par Laura Derajinski, La fille qui ne voulait pas se taire, est devenu un phénomène littéraire. En 2023, Abi Daré a créé The Louding Voice Education and Empowerment Foundation, une organisation à but non lucratif qui offre des bourses aux jeunes filles des zones rurales du Nigeria.

La fille qui ne voulait pas se taire est un roman d’apprentissage qui suit Adunni, une jeune héroïne de 14-15 ans, durant ce que l’on appelle communément les années les plus vertes, mais qui ne le seront pas vraiment pour elle. On la suit sur une courte période, une année à peu près : un an de vie qui la mettra moult fois à l’épreuve la faisant passer d’un emprisonnement physique, émotionnel et financier à une liberté et une émancipation intellectuelle et spirituelle qui lui ouvrira les portes de sa vie de future femme. Cette évolution va de pair avec son apprentissage de l’anglais, qui vient s’ajouter à sa langue maternelle et natale, le yoruba, sans que l’une efface l’autre, dans un pur rapport de coexistence.

La sororité avant tout !

Adunni évolue en permanence en contact avec des femmes. Elles ont bien évidemment des personnalités différentes mais ce qui les distingue les unes des autres c’est leur disposition à aimer, soutenir, apprécier et respecter les autres femmes.

Il y a, en grand nombre, les féministes c’est-à-dire celles qui sont lucides sur les rapports de force mis en place par la société patriarcale et qui sont conscientes des risques qu’elles encourent. Mais leur sororité prend le dessus. Mariée de force à Morufu, Adunni fait la connaissance de ses deux premières femmes : Labake et Khadija. Élevée par une mère aimante qui voulait l’envoyer à l’école, c’est tout naturellement qu’Adunni devient proche de la plus sororale : « Khadija et moi, on partage la même chambre sauf quand Morufu me fait venir. C’est plus facile, de partager une chambre avec Khadija. Quand la tristesse m’attaque la nuit, Khadija me masse le dos, sa main fait des ronds, encore et encore, elle me répète d’être forte, de me battre pour garder mes esprits ». En revanche, avec la première femme c’est bien un rapport de rivalité qui se met en place. Les relations sont systématiquement sous l’angle du danger et de la violence avec cette femme, victime inconsciente des conditions dans lesquelles les hommes l’ont mise : « Labake s’est mise à frapper à la porte et m’a dit parce qu’elle voulait se laver en vitesse avant d’aller au marché. Je lui ai répondu que j’avais presque terminé et qu’elle devait attendre, et elle a alors lâché un sifflement furieux, elle a ouvert la porte d’un coup et elle m’a trainée toute nue dehors ». Labake est une adulte et Adunni est une enfant : le seul but est d’humilier Adunni et de la détruire parce qu’elle représente une menace. La société les a mises dans une relation de compétition qui n’est voulue par aucune des deux.

Adunni, qui cultive la même ambition que sa mère a eu pour elle, reste solidaire des femmes. Elle ne porte aucun mépris sur elles, même celles avec qui elle a le plus de mal, celles qui la rabaissent, celles qui la violentent physiquement. Elle sent quand une femme est dans une situation dégradante. C’est la raison pour laquelle, lorsqu’elle devient femme de chambre et qu’elle est hébergée dans la chambre de l’employée précédente, Rebecca, elle ne se détourne pas de son histoire :

« Rebecca, je murmure dans l’air de la nuit. Si tu t’es enfuie avec ton amoureux, comme le dit kofi1, pourquoi tu as pas emporté2 tes perles3 avec toi ? Pourquoi tu les as enlevées ? Je ne reçois aucune réponse à ma question, aucun son à part le bourdonnement du générateur dehors, alors je range les perles sous mon oreiller […]. J’essaie de dormir, mais je me sens lourde, glacée. Quelque chose de terrible est arrivé à Rebecca. Je le sais. Je le sens à l’intérieur de moi, ça s’enroule autour de mes os comme le fil de perles sous mon oreiller ».

Sans connaître les théories sur le féminisme, ni même les grandes actions menées en son nom, en étant juste éveillée à l’humanité, Adunni fait tout simplement preuve d’un instinct de sororité.

Une évolution en lien avec le déplacement géographique

Adunni ne cesse de progresser et son avancée se fait par empirisme. En effet, elle découvre des situations en les vivant. Le.La lecteur.trice assiste pas à pas à son questionnement et à ses réflexions face aux nouveautés qui se présentent à elle : « Franchement, franchement j’avais encore jamais entendu de madame adulte qui voulait pas de zenfants4. Dans mon village, toutes les madames adultes en ont, et si le bébé veut pas venir c’est peut-être à cause d’une maladie, alors le mari épouse une deuxième madame, et elle portera le bébé pour la première épouse, comme ça personne aura honte de rien. Je regarde son visage5, ça m’inquiète ». Oui, il y a de la naïveté de la part de l’héroïne qui ne se rend pas compte qu’évidemment, il y honte et c’est la première femme qui est humiliée. Adunni prend comme point de repère ce qui était fait, ou imposé, dans son espace natal qu’est le village d’Agan. En réalité, ce qui se présente à cette jeune héroïne c’est le début d’une variété de situations féminines face à la maternité, qui peuvent être volontaires ou involontaires.

Dès le début, Adunni fait preuve d’une grande intelligence de cœur et d’esprit. A cela s’ajoute sa, trop courte, scolarité et son envie de retourner le plus vite possible à l’école. C’est donc tout naturellement qu’elle se met à lire dès qu’elle entre en contact avec des livres. Elle parvient à faire des liens très pertinents et très justes avec ce qu’elle voit et ce qu’elle vit : « L’abolition de l’esclavage a été signée par une loi au Royaume-Uni en 1833 […]. Mais personne a respecté l’abolition. Les rois du Nigeria d’avant, ils vendaient les gens comme esclaves. Aujourd’hui, les gens ne mettent plus de chaines sur leurs esclaves, ils ne les envoient plus dans d’autres pays, mais le commerce d’esclaves continue quand même. Les gens enfreignent l’abolition ». Les dates et les termes ont été appris dans un livre6 mais les pensées qui suivent sont bien celles d’Adunni qui, à ce stade, a connu la condition d’esclave et peut faire un parallèle avec la théorie. Avant toute sorte de loi, il y a l’intelligence humaine.

Toutes les aventures et mésaventures, les découvertes heureuses et les chocs que vit Adunni lui permettent de faire un véritable apprentissage de la réception et de l’expression de ses émotions. « Je tombe par terre et je me mets à pleurer : je pleure pour Maman, qui a passé toutes ses journées – malade ou en bonne santé – à gagner de l’argent dans l’espoir de payer l’école, à faire frire jusqu’à cent puff-puff qu’elle allait vendre sous le soleil brûlant d’Ikati ; à toutes les fois où elle est rentrée le soir avec des larmes dans les yeux parce qu’elle n’en avait même pas vendu un seul ». La lucidité dont l’héroïne fait preuve en mentionnant l’état physique de sa mère « malade ou en bonne santé » et la similitude entre Adunni et sa mère (avec un décalage temporel) de la manifestation extérieure de la douleur « je pleure / des larmes dans les yeux » témoignent bien d’une prise de conscience de la réalité de la vie des adultes. De plus, la longueur de la phrase montre la capacité à verbaliser et à rendre compte d’un regard rétrospectif sur des moments de vie douloureux.

Une écriture d’une grande douceur

Adunni est une fille qu’on aime entendre parler avec son langage, son raisonnement, son approche des gens et des situations. Loin de son frère Kayus avec qui elle avait une grande complicité, elle avoue le sentiment qu’elle éprouve :

« Je prie pas pour Kayus, par contre. Rien que de penser à Kayus ou de prier pour lui, ça me remplit le cœur de chagrinage. Aujourd’hui, c’est une journée heureuse, je veux pas de chagrinage. Quand je termine ma prière, je ressens une liberté que j’avais pas ressentie depuis très longtemps. Et, quand je souris, c’est un sourire qui monte depuis profond dans mon ventre et qui s’étale partout jusque sur mes dents ».

Sa spontanéité est touchante et, ici, par exemple, elle évite de réunir ce qu’elle aime, son frère et prier, ce qui peut paraitre scandaleux d’un point de vue de la religion mais elle est sincère parce qu’elle sait ce qu’elle veut…et ce qu’elle ne veut pas.

L’autrice use d’une écriture fluide, vivante, ponctuée de nombreux moments vraiment drôles. Son héroïne, dont le titre est la parfaite définition, se fait moquer à l’école parce qu’elle est la plus âgée. Même si elle en est affectée, elle trouve tout de même le courage de répondre à l’autre élève : « J’ai regardé son visage en forme de triangle à l’envers, et il m’a regardée aussi. Et puis j’ai tiré la langue et mes deux oreilles, et j’ai dit : « Et toi, pourquoi t’es pas dans un magasin de vélos, avec ton crâne en forme de selle ». La classe a été secouée du rire de tous les zenfants et je me suis sentie très maligne ». Le.La lecteur.trice a exactement la même réaction que les autres enfants, à savoir le « rire », un rire vrai, profond et sincère. Et on est tellement soulagé.e qu’elle réussisse à se dégager d’une situation qu’en 2025 on envisagerait sous l’angle du harcèlement que l’on est fier.ère de sa satisfaction.

La construction d’une femme

Le roman nous offre le parcours d’une jeune fille qui doit devenir une femme. Mais elle devient surtout une femme par elle-même. Sans pour autant être en réaction frontale à ce qu’on essaie de lui imposer comme définition de la femme, Adunni sait quel genre de femme elle veut être ; et ce n’est ni le mariage forcé ni les enfants avec un homme qu’elle n’a pas choisi qui entrent dans ses projets.

Ce qui la caractérise ce sont ses ambitions. Elles sont claires dès le début de sa vie : « Je veux obliger les gens à se comporter mieux avec les autres, je veux arrêter l’esclavage de l’esprit, pas seulement du corps ». Ses espérances sont fortes et elle les assume : « Du coup, j’ai décidé qu’après avoir terminé mon instrucation7, et trouvé un bon travail, alors je chercherais un homme très bien que j’épouserais […]. Je travaillerai dur et je ferai naître mes propres enfants, et moi et mon mari on les enverra dans une très bonne école, même si c’est des filles ». Quelles que soient les situations qui se présentent à elles ou qu’elle vit, elle ne perd pas de vue ses objectifs.

Elle entretient un rapport personnel au livre. Il devient l’élément de sa formation sociale. Arrivée dans la capitale, Lagos, et au sein d’une famille riche, Adunni ne comprend pas toujours l’attitude qui prime : « Franchement, franchement ces gens riches ont une maladie dans la tête. Parce que je vois pas pourquoi on aimerait porter des aiguilles à ses pieds. Qui met des aiguilles à ses chaussures ? Ce soir je regarderai dans Le Livre des réalités nigérianes, peut-être ça me dira pourquoi les gens riches dans le Nigeria, ils veulent porter des aiguilles à leurs chaussures ». Elle est véritablement l’actrice de sa propre vie : ne voulant pas rester dans l’ignorance ni même l’incompréhension, elle cherche les réponses à ses interrogations, et ce, dans des livres.

Elle devient même l’autrice de sa propre vie. Abi Daré rend compte du travail d’inspiration d’Adunni :

« Puis je plonge très profond dans la rivière de mon âme, je retrouve la clé pleine de rouille qui attend dans le sable. Et j’ouvre le verrou de ma boîte. Je m’agenouille à côté de mon lit, je ferme les yeux, je me transforme en tasse et je fais couler tous les souvenirs hors de moi ».

On a l’impression, dans cet écrit qui s’inscrit au cœur du livre, qu’Adunni se détache du personnage crée par Abi Daré pour devenir le personnage, voire la personne, qu’elle est réellement et qu’elle veut construire. Les verbes utilisés par l’autrice « je plonge, je retrouve, j’ouvre, je m’agenouille, je ferme, je transforme, je fais couler » miment les efforts mentaux et émotionnels du personnage qui doit rassembler toute sa vie pour en rendre compte sur une feuille à destination d’étrangers.gères.

Une féministe, sans le savoir

La fille qui ne voulait pas se taire, c’est aussi un témoignage sociologique sur le traitement odieux que subissent certaines femmes. Ces femmes peuvent se trouver dans un milieu rural comme dans un milieu urbain. Les raisons sont multiples : le pouvoir de l’argent, les traditions (celles qui confortent les hommes dans leur position de supériorité) ou encore l’égoïsme. Après avoir assisté à une scène d’exorcisme pour expulser les démons de l’infertilité du corps féminin, Adunni est révoltée du poids qui pèse sur ce sexe : « Il y a deux personnes pour faire un bébé, alors pourquoi il y a qu’une seule personne, la femme, qui souffre quand un bébé ne vient pas ? Parce que c’est elle qui a les seins et le ventre pour être enceinte ? Ou pourquoi, alors, ? J’ai envie de demander, de hurler, pourquoi les femmes au Nigeria, elles souffrent toujours plus que les hommes ? ». Cette cascade de questions met en lumière l’injustice des mentalités qui met le corps de la femme en souffrance et à l’épreuve tandis que l’homme est absent, physiquement et probablement mentalement, de toute démarche pour trouver une solution à cette impasse.

Adi Daré expose toute situation où une femme a le souci d’une autre femme. Ce qui peut paraitre un simple éveil de féminisme ou pire, une absence de vrai féminisme pour les plus radicales, est montré dans ce roman. Mariée juste pour subvenir aux besoins de sa famille, Khadija explique à Adunni où elle puise la force de vivre, et de survivre, à cette vie qui lui est imposée : « Quand tu feras naître tes enfants, tu ne seras plus jamais triste […] au bout des deux mois je me suis dit « Khadija, si tu fais pas naître un bébé, Morufu8 te renverra chez ton père ». Alors j’ai arrêté de prendre le médicament et très vite j’ai fait naître ma première fille, Alafia. Quand je l’ai tenue dans mes bras pour la première fois, mon cœur s’est rempli d’amour. Et maintenant, mes enfants me font rire même quand j’ai pas la tête à ça ».

Lire La fille qui ne voulait pas se taire, c’est écouter la voix d’une jeune fille intelligente et forte, malheureusement éprouvée, qui résiste aux situations infernales dans lesquelles les adultes la plongent. Elle fait preuve d’un grand courage et elle lutte en permanence pour garder son but humaniste et humain face à un système qui veut l’éteindre. Ce livre est un éloge de la vie sur terre !

1 Kofi est le cuisinier de la maison et il est ami avec Adunni.

2 L’absence du premier terme de négation « ne » est volontaire dans le roman : il s’agit de mimer l’oralité et de souligner l’apprentissage de la langue par Adunni.

3 Les perles (verte, jaune, noir et rouge) sont enfilées dans un long fil élastique et se portent à la taille des jeunes filles dès l’âge de trois ans. Elles ne les retirent jamais.

4 Ce mot écrit tel quel dans tout le roman est une particularité linguistique d’Adunni qui mime son apprentissage de la langue.

5 Celui de la femme avec qui elle discute qui s’appelle Ms Tia.

6 Le Livre des réalités nigérianes : du passé au présent, 5e édition, 2014.

7 N’oublions pas que le langage d’Adunni doit mimer l’oralité et son apprentissage d’une langue qui lui est étrangère.

8 On rappelle que Morufu est le mari de Labake, Khadija et Adunni.