Le Déni lesbien, de Sophie Pointurier et Sarah Jean-Jacques : ne cachez plus ces lesbiennes que l’on ne saurait voir !

J’aime bien les livres écrits à quatre mains, les livres-conversations où l’on sent que les mots choisis, les titres, l’ordre des chapitres, tout a été pesé, discuté pour éviter les facilités et les écueils du prêt à penser. Le Déni lesbien est de ceux-là, écrit par Sophie Pointurier, enseignante-chercheuse et autrice de romans, et Sarah Jean-Jacques, chercheuse et docteure en sociologie. Ensemble, elles sont aussi fondatrices de l’Observatoire de la lesbophobie, centre de documentation et de ressources sur les parcours lesbiens et la lesbophobie depuis 2022.

Crédits photo Marie Rouge

J’aime bien les livres à quatre mains, mais pourquoi pas à six, à huit à douze ? Christine Bard signe la très belle préface du Déni lesbien en annonçant immédiatement l’enjeu : « la visibilité contre le déni » et ce sont ensuite vingt personnalités contactées par les autrices, qui ont accepté de participer, de répondre aux questions, de témoigner de leur parcours lesbien. Elles sont humoriste, avocate, documentariste, journaliste, photographe, élue, sportive, elles sont Alice Coffin, Shirley Souagnon, Marie Patouillet, Aloïse Sauvage ou Charlotte Bienaimé, elles ont choisi de ne pas cacher leur homosexualité et de s’exposer dans la sphère publique, non sans peines. Inviter ces femmes à partager leurs expériences, c’est mettre en valeur la communauté – versus le communautarisme – , et j’en appelle à la définition de celles qui ont par le passé écrit, à quatre mains, elles aussi, le Brouillon pour un dictionnaire des amantes en 1976, Monique Wittig et Sande Zeig :

Communauté

Place, lieu, espace partagé par plusieurs amantes qui ont décidé de mettre en commun leurs rêves, leurs lits, leurs initiatives, leurs formes de vie, leurs activités, leur alimentation, leurs découvertes, leurs amours. Les communautés ont multiplié et développé la force et l’énergie de chaque amante. A l’expression « vivre ou mourir » a été substituée dans les communautés « vivre avant tout ». (…)

Vivre avant tout, donc. Ça paraît simple, mais finalement non, parce qu’il y a des vies qui sont plus difficiles à mener que d’autres, plus exposées aux jugements, aux insultes, aux menaces, à la violence que d’autres. Celles des femmes qui se découvrent lesbiennes en font partie.

« …sans représentations, ce n’est pas facile de trouver sa place dans le monde. »

Toutes les femmes interrogées dans le livre le disent, lorsqu’elles se sont découvertes lesbiennes, il y eut la difficulté à se trouver des modèles, l’immense sentiment de solitude et éventuellement l’impression d’être monstrueuse car hors du monde hétéronormé. Se découvrir lesbienne en 1999 par exemple, c’est voir quotidiennement Amélie Mauresmo moquée aux Guignols de l’info, représentée en homme à biceps. Mais l’histoire se répète puisque bien plus récemment, la chanteuse Hoshi a encore fait les frais de la lesbophobie. Pour les femmes racisées, l’impensé est encore plus ancré, comme en témoigne l’humoriste Tahnee : « Je suis lesbienne et noire. Lesbienne et noire sont les deux mots que les gens n’arrivent pas à dire. Je suis Voldemort ! ».

Évacuons d’emblée une parade hétéro mille fois entendue, quelque chose comme chacun.e sa vie privée, vous couchez bien avec qui vous voulez. Cette pseudo « tolérance », non seulement renvoie violemment à un écart vis-à-vis d’une norme, mais relègue l’homosexualité à la sphère exclusive de l’intime. « Sauf qu’il ne s’agit pas de « coucher », mais d’aimer, et de vivre une vie entière en dehors du cadre imposé par l’hétéronormativité. », et, comme le soulignent si justement les autrices :

Imaginez-vous simplement à la machine à café avec un collègue à qui vous venez de dire que vous avez deux enfants et que celui-ci hausse les épaules en lâchant avec désinvolture : « Je m’en fous de tes mômes, tu fais bien ce que tu veux de ta vie. »

Parce que ne pas dire son homosexualité, c’est la cacher, il n’y a pas de troisième voie. Cela implique de développer des stratégies de dissimulation et d’évitement, toute une énergie que les concernées pourraient employer à autre chose (vivre, aimer, travailler, créer peinardes, par exemple !). Sarah Jean-Jacques a ainsi élaboré le concept de charge hétéronormative, qui consiste à penser et adapter en permanence son comportement dans la sphère publique – au travail, en famille, dans la rue… – pour ne pas se mettre en danger ou s’exposer aux discriminations. Dans le livre, les encadrés explicatifs sont très efficaces, définitions, retours historiques sur des cas particuliers, autant d’outils très pédagogiques pour s’adresser à un large public : pas de pré-requis militants nécessaires pour lire Le Déni lesbien !

« J’ai peur, mais je vous parle quand même »

Ce sont les mots de la jeune chanteuse Aloïse Sauvage. Peur de ne plus travailler, peur de la violence qui se déchaîne à l’égard des lesbiennes, en ligne bien entendu mais également dans la presse traditionnelle ou dans l’espace public. On sait les milliers de tweets en forme de menaces (de mort, de viol, rien moins que cela) adressés à Alice Coffin, suite à la parution du Génie lesbien, on peut également citer le cas de Mathilde Viot, secrétaire générale de l’Institut de la protection sociale européenne, ancienne collaboratrice parlementaire et autrice, qui a été violemment agressée dans la rue avec sa compagne alors qu’elles fêtaient leur un an de relation. Elles ont courageusement décidé de ne pas se taire suite à cette agression et ont publié une lettre ouverte parue dans Mediapart à lire ici : https://blogs.mediapart.fr/mathilde-viot-et-caroline-geryl/blog/160621/fetait-nos-un.

On prend conscience aussi qu’on a beau être en 2025, dans un pays où le mariage homosexuel est légal, où depuis peu les couples de femmes peuvent accéder à la PMA, les lesbiennes n’ont pas trop intérêt à être out publiquement d’un point de vue professionnel. C’est un frein, un empêchement à avancer, et le monde artistique, supposé plus « ouvert » n’échappe pas à la règle : la chanteuse Billie Eilish a perdu plus de 100 000 abonnés sur Instagram à la suite de son coming out dans une interview. Muriel Robin en 2023 déclare dans une émission : « Quand on est homosexuelle, on n’est pas désirable, on n’est pas pénétrable et, quand on n’est pas pénétrable dans cette société et dans le cinéma, on ne vaut rien. » Le constat est amer et brutal, immédiatement minimisé par Pierre Arditi, également invité sur le plateau, mais Muriel Robin en remet une couche en allant jusqu’à déconseiller la carrière cinématographique aux jeunes comédiens et comédiennes gays et lesbiennes, « ce n’est pas la peine qu’ils fassent ce métier, ils ne travailleront pas. ». Alternative à ce pessimisme désespérant, la création collective de formes nouvelles de vie, de famille et de pensée. C’est bien ce que mettent remarquablement en œuvre nos deux autrices, en donnant la parole, en rendant visibles et en créant des archives, car on le sait, l’Histoire est impitoyable, ce qui n’a pas d’archives n’existe pas.

« On se lève et on se casse », c’est un moyen génial et courageux de dire non. S’asseoir et écrire aussi. Tous les moyens sont bons pour s’opposer à un système qui reproduit des rapports de domination. Écrire, c’est laisser des traces, c’est garder des preuves. C’est lutter contre l’effacement des lesbiennes en leur donnant la parole, c’est donner accès aux vécus de lesbiennes à d’autres générations en leur proposant des représentations qui nous ont tant manqué.

Et puis lire le Déni lesbien peut vous emmener loin, jusqu’en Seine et Marne un 2 janvier sous la pluie, direction Thomery et le château de Rosa Bonheur.

Le « cas » Rosa Bonheur

Peintre naturaliste et animalière hors du commun, rare artiste à vivre (à l’aise!) de son art, connue, reconnue, célèbre pour l’autorisation de travestissement qui lui fut accordée (ne vous emballez pas, il s’agissait juste de l’autoriser à porter un pantalon), gardienne d’une véritable ménagerie, déterminée, revêche, on raconte que Rosa Bonheur avait une stratégie redoutable pour éloigner les visiteurs importuns à qui elle lançait clope au bec : « ça vous dirait d’aller promener ma lionne ? ». Il faut aller à Thomery, l’endroit est superbe, la restauration des lieux et des œuvres est réussie, l’œuvre de Rosa Bonheur formidablement mise en valeur, tant par les pièces exposées que par les explications données. Mais je ne suis pas tout à fait là par hasard, dans le train aller, dans les relents âcres des abus du réveillon, je viens de finir Le Déni lesbien, qui fait la part belle au « cas » Rosa Bonheur, mis en lumière par Carole Cassier et Anna Polonyi, créatrices de la websérie Le Cas Rosa Bonheur en 2022, disponible sur Youtube.

2 janvier donc, Gustave, boucle d’oreille, œil vif et poil brillant, est chargé de nous faire visiter les lieux. Présentation, blaguounettes pour mettre tout le monde à l’aise, on y va ! Il aura fallu à peu près six minutes pour entendre que Rosa Bonheur a vécu avec son amie Nathalie Micas, « peut-être qu’elles formaient un couple, mais ça n’est pas vraiment pertinent quand il s’agit d’évoquer son œuvre ». Next, on peut passer aux bœufs. C’est sans compter deux Missives dans la visite, Le Déni lesbien dans le sac et peu d’espoir pour Gustave de s’en sortir à si bon compte. On reprend ! Le gaillard s’en tire bien, il ne cherche pas à éluder le sujet mais nous avoue que lorsqu’il a par le passé mentionné la (très très très) probable homosexualité de Rosa Bonheur, il a dû interrompre la visite et assister en spectateur sans popcorn au débat enflammé qui s’est emparé des visiteurs : – ah mais non elle n’était pas lesbienne elle vivait juste avec ses copines qu’elle aimait tellement qu’elle a demandé à être enterrée avec elles ! – mais si elle était lesbienne et il est temps de le dire c’est important pour les représentations, arrêtez donc avec votre pensée Straight ! – mais peut-être bien qu’elle était gouine et qu’on s’en fout l’important c’est qu’elle peignait bien les bœufs… J’arrête là ce dialogue très réaliste, vous avez saisi.

Sauf que lorsqu’il s’agit des artistes hétéro, on n’a aucun scrupule à se vautrer dans le biographique, à énumérer les maîtresses muses, à donner de la chair au personnage à coup d’anecdotes sentimentales. On opposera qu’aucun document n’atteste officiellement aux yeux du monde les amours lesbiennes de Rosa Bonheur, pas de lettres enflammées retrouvées dans un coffre à fond perdu, pas de certificat de PACS planqué sous les lattes du plancher du grenier, la maestra n’a même pas peint ses supposées amantes à poil… (mais il y quand même beaucoup de fourrures dans ses tableaux, me glisse mon acolyte, taquine). Certes, et quand on voit comment une carrière peut se retrouver entravée quand une femme se dit publiquement lesbienne aujourd’hui, on imagine que du temps de Rosa Bonheur c’était pas la fête non plus. Mais justement, c’est notre job à nous, pour qui c’est un peu plus simple, de ne pas s’inscrire dans un continuum de silence et d’invisibilisation. Il ne s’agit pas d’expliquer l’œuvre de Rosa Bonheur par son homosexualité, ni d’en faire un étendard mais de remettre le clocher arc-en-ciel au milieu du village : on peut être une immense artiste ET lesbienne. Mieux, on peut remplacer « artiste » par tous les autres métiers, toutes les fonctions, toutes les occupations du monde, tenez-vous bien, ça marche aussi. Mais pour le savoir, encore faut-il le dire, l’écrire, comme nos deux autrices dans Le Déni lesbien. Et si on vous soutient le contraire, je vous propose la parade de Rosa spéciale relous :

« Et les gars, ça vous dit d’aller promener ma lionne ? »