La fille de Dikè de Silène Edgar : deux tomes qui en cachent trois, pour en finir avec la binarité

La fantasy/SF n’en est plus à sa première saison.

Oh, on l’a toutes appréciée, cette saison 1, au terme de laquelle le genre avait triomphé noblement de l’un de ses ennemis de toujours : le manichéisme. Terminées, les oppositions faciles, les Jedis contre les Siths, les hobbits contre les orcs, les Gryffondor contre les TERFs Mangemorts. Maintenant, tout le monde est un infect salopard (si on est dans Game of thrones), ou tout le monde est un humain digne, complexe, capable de bonté et de beauté (si on est chez Becky Chambers).

Forcément, pour les nouvelles saisons, il fallait aller encore plus loin et vaincre les autres avatars de la binarité réductrice.

Heureusement, pour ça, l’imaginaire regorge de merveilleuses autrices prêtes à se retrousser les manches et à faire le job, comme Silène Edgar, et de romans pour vous le prouver, comme sa trilogie La fille de Diké. (Qui donc est parue en deux tomes alors qu’il y en a trois : je choisis d’y voir un indice méta-littéraire parce que qui va m’en empêcher.) Fantasy ou SF, d’ailleurs ? On a dit qu’on bazardait les oppositions binaires, enfin ! L’un puis l’autre, l’un et l’autre, l’un ou l’autre, c’est bien plus intéressant comme ça.

La fille de Dikè se déroule sur une planète, Monos, où se succèdent de longues phases cosmiques d’Équilibre, pendant 49 ans, suivies d’une année de Chaos. Dans l’île centrale de Polis se concentre le pouvoir politique qui s’exerce également sur le reste de l’archipel. C’est sur l’une de ces îles périphériques que l’on rencontre la famille dont on va suivre le destin, articulée autour du couple parental de Tahora et Noun, sur le point d’accueillir leur troisième enfant. Mais quand la petite Aïone naît, son étrangeté frappe immédiatement, puisqu’elle a la peau bleu nuit et grandit à toute allure. De surcroît, elle révèle des dons magiques non seulement en elle, mais chez ses deux aîné.es, Æther et Gê.

Or tout le système de Monos s’articule autour de la binarité. Équilibre et Chaos sont des forces du cycle cosmique, mais aussi des sources de puissance magique, le noa et le mana, manipulées ou subies par les habitants, et peut-être même des particules opposées. L’Équilibre est positif, désirable, féminin, lié à la Mère régnante Matuta ; le Chaos est négatif, sombre, masculin, lié à son frère-époux Dhé. (Au passage, la dichotomie nous change quand même du fan club de Jung qui nous soûle depuis toujours avec son féminin nécessairement obscur et chaotique.) Le couple de contraires se retrouve donc également dans les structures politiques et sociales de Monos.

C’est un système dont la binarité forcenée ne peut que conduire à la tragédie, qui couve dans tout le premier tome. Un système dont on comprend alors peu à peu qu’il est tissé de fausses croyances, mythes, approximations, mensonges, à mesure que, dans le second tome, les trois enfants poursuivent leur éducation et leur apprentissage à la ville, loin de leur île. Un système dont la fragilité culmine dans une littérale explosion, dont les répercussions s’emballent au cours du troisième tome, à mesure que se dévoile son origine, celle de Monos, de sa religion, sa mythologie, sa magie.

Mais avant que tout ceci ne s’explique, le roman s’est déjà employé à démanteler les oppositions. Un personnage principal laisse très tôt des indices de sa non-binarité, puis la revendique, devenant non seulement double mais multiple. Les conflits sont rarement des face-à-face âpres entre deux visions irréductiblement affrontées, mais souvent, des exercices d’écoute, de diplomatie, d’efforts d’entente (un bol d’air après des plombes de scénarios hollywoodiens où rien d’autre que l’engueulade irréconciliable ne semble exister). Il n’y a pas seulement la vérité contre le mensonge, mais une somme d’incompréhensions, d’héritages mal digérés et mal perçus, de désirs de vivre, survivre, revivre. Ce n’est pas surprenant dans un roman dont l’autrice revendique, dans la postface, avoir voulu pratiquer un syncrétisme large et fécond qui émane de ses recherches anthropologiques, tout en jouant avec les tropes éculés de la fantasy.

Terminons en ajoutant que malgré cette densité, c’est une œuvre très accueillante, parfaitement lisible pour des lectrices qui voudraient se (re)mettre à l’imaginaire mais aussi pour leurs ados, et que Silène Edgar a aussi toute une belle et riche œuvre en jeunesse/YA, si vous avez besoin de ravitailler toute la famille pour l’été !