Ce qu’on devient, de Anne-Sophie Brasme

Qui est Anne-Sophie Brasme ?

Née en 1984 à Metz, Anne-Sophie Brasme a publié à 17 ans son premier roman, Respire, grand succès de librairie adapté au cinéma par Mélanie Laurent en 2014. Ont suivi Le Carnaval des monstres en 2005, qui reçoit le prix de la Feuille d’or de la ville de Nancy ; puis Notre vie antérieure en 2014, Que rien ne tremble en 2021. Avec Ce qu’on devient, sorti en mars 2024, Anne-Sophie Brasme transforme les souvenirs de ses années d’apprentissage en un véritable roman, celui d’une femme qui, peu à peu, apprend à habiter sa vie et à accepter son parcours.

Photo Emmanuel Claude © Flammarion

Ce qu’on devient, autobiographie qui joue entre roman d’apprentissage et mémoires, est une longue lettre de réponse de Sophie, 38 ans, à la lettre que Sophie, 16 ans, s’était écrite et qu’elle ne devait ouvrir que 20 plus tard. Cette parole à sens unique, placée sous l’angle du tutoiement avant que les deux voix se confondent dans un « je » réconcilié, est un dialogue intime et personnel. L’ouvrage relit les événements vécus sur une vingtaine d’années en mettant en évidence ceux du lycée, de la vingtaine et les plus récents. La Sophie de 16 ans est une très bonne élève, scolaire, victime de ce qu’on nommerait actuellement harcèlement et qui publie son premier livre. La Sophie de 38-39 ans est mariée, mère de deux filles, enseignante de lettres au lycée. Les deux, au début et à la fin du roman, vivent à Metz mais entre ces deux intervalles, que d’aventures surprenantes, déroutantes et formatrices !

On l’aura compris, l’autrice procède à un vrai travail de mémoire et de perspective. En effet, elle fait preuve d’une grande capacité à se rappeler les sensations éprouvées et les paroles, prononcées par elle ou les autres, mais bien souvent destructrices. Vers ses 20 ans, Sophie soumet son Deuxième roman à la lecture d’Eliane, son attachée de presse, et Anouck, sa meilleure amie qui est aussi d’une grande finesse littéraire. Face au silence des deux femmes, elle éprouve un sentiment très vif ; et voilà comment Sophie, l’autrice actuelle, le retranscrit : « Pour la première fois, l’aigreur de l’échec t’envahit. […] Et cette vérité est là. Ton roman est raté. Ce verdict a retourné la honte du monstre contre toi-même. Désormais, c’est toi l’abjecte, la répugnante, capable par les mots de provoquer l’écœurement. ». L’autrice parvient à faire ressentir la vivacité de la blessure qu’elle a éprouvée. L’écriture est si fluide que le.la lecteur.trice est à même à se demander si c’est le regard rétrospectif qui met des mots sur un sentiment qu’elle parvient à comprendre et analyser a posteriori ou si ce sont les véritables mots qu’elle a eus à son égard au moment même où elle a vécu cette situation. Toujours est-il que l’on ne peut que saluer l’immense courage pour se remémorer des moments si douloureux et en rendre compte de façon si claire et si poignante.

Une construction réglée comme du papier millimétré

Ce que l’on constate, au premier abord, dans ce livre, c’est sa construction parfaitement orchestrée. Le titre Ce qu’on devient préfigure celui des quatre chapitres du point de vue grammatical : « Ce qui s’achève », « Ce qui t’emporte », « Ce qui grandit » et « Ce qui t’appartient ». Le tout est borné par un début programmatique de la structure parce que trois voix temporelles différentes se succèdent : l’autrice qui s’adresse actuellement au lecteur, la lettre de la jeune Sophie et la réponse à cette lettre. Dans ces quelques pages initiales, on trouve le mode d’emploi de tout le roman : le changement temporel est fréquent, parfois brutal et déroutant, le dialogue entre les deux femmes (jeune et adulte) est permanent, l’entrelacement de la vie privée et la vie publique structure l’évolution de Sophie.

Une lettre, une simple lettre d’une jeune adolescente à la femme qu’elle sera dans 20 ans, c’est ce qui motive et alimente tout ce roman qui en devient la réponse : « Il y a un an, très exactement, je t’écrivais. Je me souviens de ce jour-là. […] J’étais loin de m’imaginer que j’avais autant à te dire. Que ce qui ne devait être qu’une lettre de réponse deviendrait un fichier d’une bonne centaine de pages sommeillant dans mon ordinateur. Je ne pensais pas que j’en serais capable un jour ».

Les diverses positions de lecteur.trice montrent l’importance accordée à ce regard. Il y a d’abord la lecture interne d’une Sophie à l’autre ; il y a aussi la lecture traditionnelle entre le livre et l’autre qui le lit. C’est au sein de cette seconde relation que Anne-Sophie Brasme invite à la proximité. C’est le cas notamment quand elle insère de très rares pages d’un « Entre nous » qui introduisent sa vie publique dans la mesure où y sont rapportées les critiques littéraires, universitaires, familiales et personnelles faites lors de la parution de ses deux premiers romans. La brutalité et la sécheresse des phrases prononcées suffisent à imaginer les conséquences désastreuses sur l’estime en construction de la jeune Sophie. Il a fallu un grand courage et une grande force pour avoir répertorié (ou retenu) des commentaires aussi blessants. En plus d’être un.e confident.e, le.la lecteur.trice participe à cette écriture thérapeutique.

Une littérature qui se pense et se panse

L’expérience de la littérature se fait très tôt chez la jeune Sophie, notamment au contact de sa meilleure amie de l’époque Anouck : « Avec elle, tu découvres que les mots ne sont pas que des outils, des perles que l’on aligne les unes à côté des autres pour former de belles phrases. Tu apprends qu’ils ont une matière, une texture. Qu’ils sont vivants. Qu’ils bruissent et qu’ils palpitent ». La confrontation avec sa propre vision de la littérature, classique et traditionnelle, au contact de celle d’Anouck, plus libre et inventive, affirme la sensibilité littéraire chez l’héroïne et nous rappelle la fabrique de la langue.

Même une fois introduite dans un cercle littéraire bien fermé et structuré, la jeune Sophie se sent en décalage et c’est ce même décalage qui suscite un débat très littéraire. Ce qu’elle retient d’une rencontre c’est son absence « d’avis sur le livre de Catherine Millet ou de la dernière mise en scène de Tchekhov. Rien de ce que tu as appris cette année en terminale, tes cours d’histoire et de philo, tes fiches bristol, soigneusement recopiées, tes citations mémorisées par cœur, rien, rien de tout cela ne t’est d’aucune utilité pour affronter cette soirée. » En plus de montrer à quel point le public adulte a cherché à impressionner une adolescente, ce passage nous invite à nous demander qui est à même de parler de la littérature : est-ce que ceux.celles qui la vivent ? Ceux.Celles qui peuvent en parler ?

Le roman mène une réflexion sur l’écriture et ses différentes étapes : l’inspiration, le rythme d’écriture, l’environnement (intellectuel, familial) qui stimule ou ralentit, la réception du livre (entre succès et fiasco). Cette réception peut être du point de vue extérieur mais surtout intérieur ; juste après la sortie de son second roman, la jeune Sophie écrit dans son journal : « Je sais pourquoi ce livre est mauvais. C’est parce que je l’ai écrit par orgueil plus que par nécessité. Parce que je devais revenir avant que l’on oublie le Premier roman. Parce que je voulais prouver que j’étais à la hauteur. Du début à la fin, tout cela n’était qu’une supercherie. Ce roman, je ne l’ai pas écrit : je l’ai fabriqué. Peut-être qu’il me fallait cette claque en pleine figure pour réagir. Admettre que l’écriture n’est probablement pas si essentielle que je le croyais.1 ». L’autrice porte un regard très dur sur un événement très récent dans sa vie. On reconnaît là un jugement trop sévère que la jeune femme se porte et la remise en question générale de son talent à cause d’un récent insuccès. Anne-Sophie Brasme parvient à rendre compte d’un automatisme destructeur, malheureusement propre à beaucoup de jeunes femmes.

Le contact de la jeune Sophie avec le monde de l’édition et le lectorat est l’occasion de poser un vrai débat littéraire, notamment celui sur la propriété intellectuelle. Elle fait l’expérience de la liberté du lectorat et du pouvoir autonome du livre : « Tu pensais que ce roman t’appartenait, que lui et toi vous ne faisiez qu’un. Mais en quelques semaines, ce n’est plus vrai : le livre vit un destin qui lui est propre. Il s’emballe et il t’échappe. Bientôt, même, il t’oubliera. ». Cet apprentissage fait douloureusement entrer l’expérience de la séparation de l’artiste et de son œuvre.

Mais 20 ans après, ce qui fait l’amour de la littérature ne s’efface pas. Lors d’atelier d’écriture, l’autrice fait part de son émotion lorsque les élèves lisent leurs textes : « Leurs lèvres palpitent toujours un peu quand ils se lancent. C’est ce moment-là que je préfère. Celui où leur voix se lève. Celui où leur fragilité mise en mots leur donne soudain une contenance, une épaisseur, et les fait exister. » Ce moment intense, pour les élèves pris d’anxiété mais aussi pour la professeure sensible à la puissance des mots, est décrit à la première personne du singulier « je » parce qu’il réunit les deux Sophie et cela renforce la place fondatrice de la littérature dans leur vie. L’instinct d’écrivaine reste inhérent à leur évolution et c’est lui qui entraine beaucoup de décisions.

La fille, la femme : grand sujet d’intérêt public !

Ce qu’on devient est un livre sur l’amitié féminine au sens large. Il y a celle avec ses amies d’enfance, de classe, de fac…et surtout celle avec elle-même : la Sophie de 38 ans qui crée un lien amical avec la jeune Sophie. Aussi, tous les moments de l’amitié, joyeux et éprouvants, sont évoqués : les débuts, les écueils, les réajustements, l’épreuve du temps et les retrouvailles.

L’amitié féminine est mise à l’épreuve par le patriarcat, notamment par un de ses modes opératoires les plus répandus et les violents, à savoir la comparaison de deux filles ou femmes du même âge… en prenant soin de dévaloriser l’une des deux. Si ce motif de comparaison n’est pas physique, il est intellectuel : « Et si, pour l’heure, le rôle d’Anouck se limite à réserver des communiqués de presse, elle a déjà parfaitement compris quelle position adopter, comment se montrer déférente sans tomber dans la flagornerie, rester discrète tout en faisant mouche quand il le faut. Bref, manier l’art d’exister dans ce milieu devant lequel tu t’abaisses encore avec servilité ». Les deux amies ont fréquenté le même milieu avec les mêmes personnes mais à des moments différents, et surtout avec des personnalités différentes, cela ne peut donc pas être soumis à une comparaison. Mais cet automatisme est bien réel et la conclusion est une dévalorisation personnelle, mise en parallèle avec une relecture de situations dans le même milieu vécues comme des échecs.

Parfois dans cette amitié avec elle-même, on se demande qui parle :

« Ce visage, c’est le tien.

Ce n’est pas celui, doux et lumineux, de Léa.

Ce n’est pas celui, puissant et rusé, d’Anouck.

Ce visage ne brille d’aucun éclat.

Ni de celui de la beauté, ni de celui de l’intelligence.

Mais ce visage sur ce livre, c’est le tien. Et rien ne pourra jamais te l’enlever. »

Cette expérience amicale permet de créer des liens et des rapprochements qui font exploser les limites de cadre imposées aux ethnies : en effet, c’est naturellement que la professeure qu’elle est devenue cite à ses élèves des extraits de Trois Femmes puissantes de Marie Ndiaye où il est question de Khady Demba. Elle ne peut s’empêcher de se faire cette réflexion : « Je sais que mon sort n’a rien à voir avec le sien. Que je suis blanche, presque bourgeoise, parfaitement validée par la société. Je sais à quel point je suis loin d’elle. Et pourtant ces mots résonnent en moi et me réparent dès que je les lis ». Anne-Sophie Brasme est vraiment une autrice pleine de lucidité et profondément ancrée dans le XXIème siècle.

Pas facile la construction d’une femme !

Cette relation amicale avec soi n’est pas sans heurts. L’autrice accorde une place aux traumas qu’une femme en construction subit, allant de l’absence de complicité avec sa mère, la compétition physique et/ou intellectuelle avec d’autres filles, le rejet et la maltraitance de son corps par les hommes, jusqu’à l’automatisme de soumission professionnelle et émotionnelle à l’homme.

Les diverses étapes du trauma sont évoquées et décrites à chaque fois : la situation précise, l’inexpérience de la jeune fille exploitée par l’autre, le silence qui s’ensuit chez la victime, l’indifférence du bourreau. La violence vient de la répétition des paroles ou de l’acte revu en mémoire : « Mais à l’intérieur, c’est comme en lambeaux. Leurs mots qui te laminent. […] Leurs mots qui réveillent ceux fichés depuis longtemps dans ta poitrine. […] Leurs mots qui, à eux seuls, suffisent à rendre minimes tous tes succès. A te persuader qu’ils ne sont que le fruit d’une chance folle et imméritée. […] De ces autres à nouveau, contre toi-même, tu seras la meilleure alliée. ». Cette répétition provoque l’imprégnation progressive du message négatif et dévalorisant des autres.

Une étape importante du trauma est l’amnésie qui accompagne voire permet la survie de la victime : « De cette période de mal être, personne n’en saura jamais rien. Moi-même, longtemps, j’ai oublié. J’ai balayé tout cela d’un revers de main, en pensant : « Ce n’était rien de grave. » Lubie d’adolescente. Simple crise passagère. » La juxtaposition de courtes phrases averbales mime les raisons que la jeune Sophie se donnait pour vivre et survivre au moment difficile. Mais le regard de la femme adulte, mûre et responsable d’enfants (les siens, ceux des autres), en filigrane, nous laisse comprendre que cette attitude a été nocive à travers l’adverbe « longtemps ». Le talent de l’autrice tient à son courage de revivre, d’écrire et de rendre imaginables ses émotions si intimes et si profondes.

Ce qu’on devient est un témoignage sur la construction d’une femme née au début des années 1980. A cheval entre l’accès facile aux études pour les bonnes élèves bien nées et l’accès à un féminisme qui ne néglige aucune femme et qui dénonce ce qui a provoqué le bouillonnement au plus profond de leur corps. Une génération qui a eu accès théoriquement à son épanouissement, qui a eu de bonnes intuitions mais qui extérieurement a été bien limitée.

1En italique dans le roman.