Les éditions Talents Hauts publient une collection appelée Les Plumées, destinée à réhabiliter les femmes de plume qui ont été… littéralement plumées par l’histoire littéraire ! L’objectif affiché de cette ambitieuse collection : « retrouver, rééditer, réhabiliter les œuvres du matrimoine » et ainsi, « montrer aux jeunes lecteurs et lectrices d’aujourd’hui que la littérature s’est toujours conjuguée au féminin et leur faire prendre conscience de l’immense gâchis de talents que constituent la domination masculine et le patriarcat. » Ce principe éditorial s’inscrit plus largement dans le projet des éditions Talents Hauts : proposer aux enfants, dès le plus jeune âge, une nouvelle lecture du monde à travers des titres comme Dînette dans le tractopelle qui dénonce le sexisme dans les catalogues de jouets ou Les Animales qui met les femelles à l’honneur – puisque même dans les imagiers pour bébés, on apprend à nommer le lion ou le tigre en omettant la lionne et la tigresse !
On ne peut que se réjouir de cette initiative : remettre à l’honneur des autrices oubliées c’est rendre compte de la richesse d’une histoire littéraire qui a malheureusement été consciencieusement amputée, ce que s’applique aussi à faire le site Le Deuxième texte, qui accomplit un travail de grande envergure pour faire connaître et re-connaître nombre d’autrices effacées des manuels scolaires, des programmes universitaires, des examens et concours, et avec le temps, fatalement, des tables de libraires.
Après Renée Vivien, Marguerite Audoux ou encore Judith Gautier, c’est Félicité de Genlis que Les Plumées ressortent ici du silence. Autrice de 140 ouvrages de genres variés – romans, traités d’éducation, lettres… – elle connaît un succès exceptionnel en son temps… Avouez pourtant que vous n’en aviez jamais entendu parler ! C’est que les femmes savantes n’ont pas le vent en poupe dans la seconde moitié du 18è siècle : Félicité de Genlis subit nombre de quolibets, moqueries, virulentes critiques, notamment de la part des Encyclopédistes. Le statut de femme de Lettres ne fait pas bon ménage avec celui de bonne épouse et de bonne mère (heureusement aujourd’hui ça va beaucoup mieux).
Dès le titre, La Femme auteur rend compte de l’histoire de l’invisibilisation des femmes : à la demande de l’Académie française au 17è siècle, le terme « autrice », utilisé depuis l’Antiquité pour désigner les femmes qui écrivent, disparaît à un moment clé de l’histoire littéraire, au moment de la professionnalisation du métier d’écrire. La naissance du statut d’écrivain signe alors la mort du mot autrice. Le texte de Félicité de Genlis expose deux sœurs, Dorothée et Natalie, orphelines de la bonne société, qui évoluent différemment en fonction de leur caractère. La première est mesurée, douce, discrète, elle correspond en tout point à ce qui est attendu d’une femme de son rang. La deuxième, décrite comme fantasque et romanesque, passionnée, spontanée, sensible, a l’audace d’écrire. Sa sœur lui prodigue ses conseils avisés : écrire, pourquoi pas, mais jamais au grand jamais avoir l’arrogance de vouloir être publiée. Ce serait vouloir se hisser à hauteur d’homme, en oublier toutes les prérogatives de son sexe, se permettre une audace absolument condamnable. Le tableau que Dorothée dresse de l’avenir à sa sœur, si par malheur elle avait l’ambition d’être publiée, est effroyable :
« Vous perdriez la bienveillance des femmes, l’appui des hommes, vous sortiriez de votre classe sans être admise dans la leur. Ils n’adopteront jamais une femme auteur à mérite égal, ils en seront plus jaloux que d’un homme. Conservons entre eux et nous, ces liens puissants et nécessaires, formés par la force généreuse et par la faiblesse reconnaissante : quel serait notre recours, si nos protecteurs devenaient nos rivaux ; ils ne nous permettront jamais de les égaler, ni dans les sciences, ni dans la littérature ; car, avec l’éducation que nous recevons, ce serait les surpasser. Laissons-leur la gloire qui leur coûte si cher, et que la plupart d’entre eux n’acquièrent qu’au prix de leur sang. La gloire pour nous, c’est le bonheur ; les épouses et les mères heureuses, voilà les véritables héroïnes. »
Convaincue par ce discours glaçant, Natalie continue à écrire pour son plaisir sans aspirer à rendre ses créations publiques. S’ensuit une intrigue amoureuse assez classique. Nathalie s’éprend de Germeuil, un homme déjà lié à une autre femme, qui elle est mariée de son côté. Tout doit être mis en place pour préserver les apparences d’honnêteté et de vertu, pour que la façade sociale reste intacte. En parallèle, un ami de Natalie lui fait part de la situation d’infortune terrible que subit une famille endettée. Solution proposée par l’ami en question : Natalie publie son œuvre, elle obtient le succès qui lui est dû et refile le pactole à la famille désargentée. Bonne copine, Natalie accepte… Être publiée, non pas pour assouvir une gloire personnelle mais par charité, le subterfuge semble grossier, pourtant ce fut vraiment le cas de Félicité de Genlis qui publia son premier livre intitulé Théâtre à l’usage des jeunes personnes en 1979, au profit exclusif de prisonniers sans fortune, afin qu’ils puissent assurer leurs frais de justice ! Mais revenons au personnage de Natalie, qui, dès lors qu’elle est publiée, remporte un grand succès. Et là, retournement de situation, je vous le donne en mille, Germeuil, qui l’aimait comme un fou, se détourne d’elle :
« On ne se représente point les grâces fixées près d’un bureau, veillant et méditant dans le calme des nuits ; c’est une branche de roses qui doit parer la beauté, une couronne de laurier la vieillit. »
CQFD : pour trouver un mari et conserver sa place dans le monde, elle aurait mieux fait de ne pas écrire. Ensuite, ça ne s’arrange pas. C’est la Révolution, Dorothée et Natalie, comme la plupart des nobles – et comme Félicité de Genlis – quittent la France. A leur retour, l’une parviendra à récupérer ses biens, l’autre pas (je vous laisse deviner quelle est la cruche qui n’a pas le sens des affaires). La conclusion est désastreuse :
« Dorothée fut toujours, dans tous les temps, plus heureuse que sa sœur, parce qu’elle eut une prudence parfaite et une raison supérieure ; elle n’eut point de renommée ; ses aventures ne furent point romanesques ; elle n’inspira point de grandes passions, on l’aima sans emportement, mais avec constance ; son nom, inconnu dans les pays étrangers, ne fut jamais prononcé dans le sien qu’avec estime et vénération ; elle fut utile à ses amis, elle fit le bonheur de sa famille. Tout cela vaut bien un roman, et cette félicité si pure vaut bien la célébrité d’une femme auteur. »
Voilà. Accomplir heureusement un destin de femme, c’est donc se définir quasi uniquement par la négative. Cette lecture me laisse un goût amer. Une seule certitude : c’est bien de cette histoire que nous sommes issues, une histoire de violence et de haine des hommes envers les femmes, quoiqu’on en dise, même si la haine est bien souvent minimisée et déguisée en tradition, en habitudes indéboulonnables, en fausses assertions de complémentarité. De la haine, pure, qu’il nous a fallu intérioriser pour y survivre. Titiou Lecoq signe la préface du livre, dans la droite ligne de sa récente publication Les grandes oubliées – pourquoi l’Histoire a effacé les femmes. Elle y témoigne aussi de ce malaise :
« C’est sans doute ce qui est le plus dérangeant et émouvant dans ce texte, la violence que les femmes sont capables de retourner contre elles-mêmes. »
S’il est ainsi un peu difficile de lire La femme auteur comme une démonstration féministe tant la charge est virulente, on peut toutefois considérer que l’autrice se fait l’écho de toutes les voix promptes à condamner les femmes de Lettres pour mieux les dénoncer. Le livre serait alors un avertissement aux aspirantes à l’écriture – et à la création en général – : si vous voulez faire carrière les filles, allez-y, mais préparez-vous et sachez qu’il vous faudra avoir le cuir épais… Fiction témoin du statut de la femme de Lettres, La femme auteur est peut-être en définitive un pied de nez à toutes celles et ceux qui ont condamné Félicité de Genlis, car malgré la violence des attaques, elle n’a jamais cessé d’écrire.
Après s’être aperçue qu’en 116 ans d’existence le Goncourt avait été attribué à 12 femmes et 104 hommes, elle s’est dit que certes, une chambre à soi et un peu d’argent de côté ça pouvait aider à écrire des livres – et que les femmes manquaient souvent des deux – mais qu’il y avait quand même, peut-être, un petit problème de représentation dans les médias. C’est ainsi qu’elle a décidé de participer à Missives, heureuse de partager son enthousiasme pour les autrices qui la font vibrer, aimer, réfléchir et lutter.