Autant le dire tout de suite, cette lecture ne plaira pas à tout le monde. Non pas concernant les thématiques abordées par l’autrice car je présume qu’une personne prête à se lancer dans ce livre a su retirer ses œillères, mais plutôt sur la forme, le style d’écriture, l’éparpillement des pensées de Maggie Nelson.
Est-ce que mêler autobiographie et essai critique est une riche idée ? Est-ce que ce que l’autrice souhaite partager avec le·la lecteur·rice a un sens profond qui mérite mon intérêt ? Je me suis très vite posé ces questions car je m’ennuyais mais une phrase, que j’ai relue à de nombreuses reprises, alors que je poursuivais ma lecture, m’obsédait, je revenais sur cet extrait et je m’en suis imprégnée : « Une fois qu’une chose est nommée […], nous ne pouvons plus la voir de la même façon. Tout ce qui n’en a pas été dit se fane, se perd, est assassiné. » J’ai finalement réussi à comprendre ce que Maggie Nelson voulait transmettre avec cette affirmation, propos qui est en fait une pensée de son époux, Harry Dodge, qui a « la conviction que les mots ne suffisent pas. » Je m’opposais peut-être un peu trop à cette intimité à laquelle l’autrice me conviait. Je me sentais gênée, mal à l’aise, une observatrice aux regards déplacés. J’ai puisé en moi, en mes capacités pour me laisser emporter par tout ce que Maggie Nelson avait à me dire, le parler de soi pour soi afin de réussir à parler pour les autres.
Les Argonautes, c’est avant tout un titre dont il faut comprendre la signification. Dès les premières pages, nous tenons l’explication. Selon Roland Barthes, le vaisseau Argo (celui du mythe de Jason et les Argonautes) a tout le long de ses voyages eu des pièces qui ont été remplacées. Malgré ces modifications, même s’il ne reste plus rien du vaisseau d’origine, il conserve sa forme et son nom. « Argo est un objet sans autre cause que son nom, sans autre identité que sa forme. »[i] Maggie Nelson reprend cette analyse où Barthes « compare celui qui prononce la formule ‘Je t’aime’ à l’Argonaute renouvelant son vaisseau pendant son voyage sans en changer le nom. Tout comme les pièces de l’Argo peuvent être remplacées à travers le temps, alors que le bateau s’appelle toujours Argo, chaque fois que l’amoureux prononce la formule ‘Je t’aime’, sa signification doit être renouvelée, « comme le travail même de l’amour et du langage est de donner à une même phrase des inflexions toujours nouvelles[ii]. » » Une déclaration d’amour qu’il faut sans cesse renouveler, qui est à la fois toujours la même et pourtant totalement différente.
De l’amour car il s’agit bien là d’une grande et belle histoire d’amour. Celle entre l’autrice et l’artiste Harry Dodge, assigné fille à la naissance et qui décide d’être lui-même et de ne pas subir les modèles de binarité rigides imposés dans nos sociétés. Maggie Nelson nous fait part de ses interrogations, de ses remises en question face à cette situation en ouvrant les portes de son intimité. « Je sens que je peux tout te donner sans me perdre moi-même […]. C’est un privilège qu’on obtient par le respect de la solitude de l’autre. » Elle nous conte l’histoire d’une famille queer qui se construit, avec ses joies, ses doutes et ses douleurs. Une famille en perpétuelle évolution qui s’est affranchie des modèles classiques et n’a justement aucun modèle sur lequel se baser.
L’intimité dans Les Argonautes, c’est l’impression de lire un journal intime où l’autrice relate la vie et les états d’esprits de deux personnes dont le corps change au même moment. Celui de Maggie, enceinte, et celui d’Harry qui commence un traitement hormonal : « Tu passes pour un homme ; moi, pour une femme enceinte. […] En surface, on aurait pu dire que ton corps devenait de plus en plus ‘masculin’ ; le mien de plus en plus ‘féminin’. À l’intérieur, nous étions deux animaux humains en cours de transformation l’un auprès de l’autre, témoins sans pression du changement de l’autre. »
C’est grâce à cette histoire d’amour et aux changements des corps, des aspects autobiographiques du livre, que Maggie Nelson développe ses théories et détaillent ses pensées. C’est ici qu’entre en scène l’essai critique. Via des citations (Roland Barthes, Susan Sontag, Donald Winnicott, Judith Butler, …) et des expériences personnelles, l’autrice met en forme son récit. Les citations sont présentées de manière originale dans le texte, le nom de l’auteur·rice est indiqué en marge. Cela favorise à mon sens une lecture qui ne perd pas son rythme. Grâce à ce qu’elle vit, l’autrice peut mettre en avant ses remises en question, ce qui la chamboule et lui apporte la matière pour enrichir son texte. « Comment peut-on passer par-dessus le fait que la meilleure façon de comprendre comment les gens se sentent à propos de leur genre ou de leur sexualité – ou de tout le reste, en fait – est d’écouter ce qu’ils ont à dire et d’essayer de les traiter en conséquence, sans confondre leur vision de la réalité et la sienne propre ? »
Les Argonautes est un inclassable. Maggie Nelson nous parle de SA vie mais aussi de LA vie. Elle souhaite que ses réflexions sur le genre, le rapport au corps et à la famille nous interpellent : « je voyais et vois toujours avec colère et angoisse la promptitude avec laquelle le monde lance un tas de merde sur ceux d’entre nous qui malmènent, ou simplement ne peuvent s’empêcher de malmener les normes – qui d’ailleurs ont désespérément besoin d’être malmenées. » Ce texte qui est comme une conversation doit nous mener vers plus d’ouverture d’esprit, doit nous permettre de laisser plus de place à d’autres possibilités, d’autres choix que nous pouvons être amenés à faire. Elargir le champ des possibles et ne pas nous limiter. Tout est fluctuant.
Je m’obstine à reprocher à l’autrice une première partie un peu étouffante avec tout un tas de considérations intellectuelles qui peuvent rebuter et inciter à ranger le livre pour ne plus jamais y revenir. J’ai eu parfois l’impression de me retrouver face à des exercices intellectuels un peu grotesques mais la deuxième partie, où on entre beaucoup plus dans des cheminements personnels, est percutante. L’autrice est toujours en mouvement, comme nos identités, comme nos corps, comme Argo.
[i] Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 2015, page 54
[ii] Ibid, page 118