« J’ai envie de me tenir droite devant les faits. J’ai besoin de leur donner une existence extérieure à celle de ma mémoire. Il faut que mon histoire ait un espace à elle, que je la sorte de ma tête. Les faits remontent à quinze, peut-être même vingt ans, je ne sais pas compter, mais c’est comme s’ils étaient inscrits en moi au présent pour toujours.
Je voudrais que ça s’arrête.
Et puis, oui, il y a de la honte, mais je ne veux pas rougir, alors on changera peut-être les prénoms, les adresses, les métiers, je ne sais pas si on l’écrira à elle ou à je, mais on ne cachera rien. »
Ecchymose, c’est une histoire de femmes.
Jeanne Bellisten, 40 ans, fait appel à Laura Delime, la trentaine, écrivaine publique. Jeanne souhaite que Laura rédige un texte sur une période bien précise de sa vie.
Une histoire d’amour. Un homme plus âgé. Un professeur. Une passion qui vire à la violence. Les coups. Le viol.
Trois ans et demi d’une relation à délivrer et à mettre sur le papier.
« […] c’est une partie de ma vie, une partie seulement
que je ne veux pas oublier. »
Les deux femmes ne se connaissent pas, s’apprivoisent et se cherchent au fur et à mesure des pages. Elles tissent un lien éminemment fort, empreint de sororité, de confiance et de bienveillance, de pudeur aussi.
Il y a une douceur immense entre elles, une écoute, une compréhension de femme à femme qui fait du bien. De celles dont on a envie, de celles dont on a besoin, de celles qui soulagent.
La confession devient échange et Laura Delime devient tour à tour détective privée, psychanalyste, amie, confidente.
« Elle l’assied avec elle et ne la lâche plus. Elle passe sa main dans ses cheveux, la tient par les épaules, elle est sa mère et sa sœur, elle est une femme qui en tient une autre parce qu’elle a mal. »
L’histoire que Jeanne doit raconter est viscérale, nécessaire.
Une relation conjugale violente qu’elle a vécue lorsqu’elle avait 22 ans et qui a laissé une marque indélébile, un temps sur son corps, à tout jamais dans sa tête, le bleu de la chair a besoin de se métamorphoser dans le bleu de l’encre. Pour Jeanne, « Les cicatrices, c’est la mémoire qui ne s’arrête pas ».
Cette mémoire, il faut la dire, la livrer avec les souvenirs et les mots, malgré la douleur qui remonte, malgré le dur travail de transformation de la laideur en beauté, témoigner avant tout pour soi mais surtout pour laisser une trace. Un écrit contre la banalisation, contre le silence surtout.
Une histoire qui ne peut que nous renvoyer à la nôtre, en tant que femme et en tant qu’être humain. Le roman nous accompagne, comme le ferait une amie, dans nos propres histoires d’amour passées et à venir. Au-delà du récit de la vie de Jeanne et de la rencontre entre Jeanne et Laura se brode une histoire, où le passé de Jeanne ricoche dans le présent de Laura.
Écrire ce livre est un acte de liberté, pour Jeanne, pour Laura, comme on peut se l’imaginer pour l’autrice aussi, Anne Monteil-Bauer. Le lire en est un aussi. Un roman dont certaines pages sont éprouvantes à lire mais nécessaires, afin d’honorer le travail de résilience qui s’opère, de délier les paroles sur des sujets encore trop tabous dans notre société et concernant beaucoup femmes, à savoir les violences que les hommes leur font subir chaque jour.
Un roman qui n’est pas noir mais au contraire bien lumineux et éminemment tourné vers l’avant avec cette phrase qui revient « Attends, attends, ma chérie, la vie est longue, les choses se résolvent dans la patience, tu verras, la vie fait des cadeaux », et c’est ce qu’on retient.
Un style, une auto-fiction
Exercice difficile que d’écrire ce récit empreint d’une vérité autobiographique tout en le distançant de soi. De surcroît au début des années 2000 où la grande mode dans la littérature est à l’auto-fiction. Mais, ici, il s’agit bien d’un roman.
L’autrice prend sa plume pour nous offrir un réel exercice de littérature, 207 pages qui se lisent si simplement, même si le contenu est parfois dense. On respire aussi à l’intérieur de ce récit qui prend aux tripes – avec un nom qui ne reste jamais le même, celui de l’homme qui bat, qui viole, appelé tour à tour Matt, Zack, Murray, Réginald.
Il y a l’échange entre ces deux femmes, et la transformation – encore une fois – de cet échange en un roman qu’écrit Laura. Roman dans le roman. Manifeste de l’autrice sur comment prendre la parole à la première personne, car parfois il n’y a pas d’autre choix, sans se rouler dans une auto-fiction ou une écriture « égocentrée » qui décalerait le propos et sa force.
D’ailleurs le personnage principal du roman n’est pas la victime des violences conjugales, mais bel et bien Laura, celle qui écoute et qui écrit, l’autrice. Le roman est centré sur ce que les mots de Jeanne bousculent à l’intérieur de Laura.
Une réflexion sur ce que c’est qu’aimer
« J’ai fait cette chose,
Me livrer corps et âme !
Je déteste cette expression ! Les flots de romantisme absolu, de soumission qu’elle trimballe ! Le sournois éloge du sacrifice de soi déversé dans la tête des petites filles pour qu’elles fassent leurs premiers pas avec cette idée dans la tête, qu’elles se livreront tout entières et qu’hors de cette offrande, il n’y a pas d’amour véritable ! Alors que c’est le contraire. Lorsqu’on se livre corps et âme, il y a péril en la demeure ! »
C’est un passage – parmi tant d’autres – très marquant. Qui n’a jamais consommé, lorsqu’elle était petite fille, de livres en tout genre parlant d’amour en des termes échauffés tels que « passionnément », « à la folie », « l’amour fou », etc. ? Termes qui, dès l’enfance, induisent une certaine idée de l’amour sacrificiel (le plus souvent de la femme envers l’homme, admettons-le). Ici, on se rend compte que ce « moule social » ancré en nous depuis l’enfance, peut parfois amener jusqu’à une attente surdimensionnée par rapport à l’autre et à une mauvaise estime de soi. (Et plus on essaye de rentrer dans un moule, plus on ressemble à une tarte comme disait ma tant aimée grand-mère). Une réflexion sur l’amour, ce que c’est que d’aimer et de créer une relation à deux, dans l’équilibre et le respect de l’autre, de chacun·e.
Une autre scène du roman qui retient notre attention nous donne à voir Blanche, une amie de Laura, toutes deux débattant autour de la nécessité d’être mère ou non. Réflexion aussi peu lue que plaisante à lire dans la littérature, et qui souffle comme un énième vent frais entre les lignes écrites par cette autrice, là où certains regards pèsent encore lourd.
« […] c’est pratique pour la reproduction de l’espèce et l’organisation de la société ! […] Au contraire, je cherche une relation qui ne soit qu’amour, pas pratique, pas sociale, pas fertile, juste amour. […]
Je n’ai pas envie de disparaître derrière la fonction. J’essaie d’être une femme, c’est déjà assez compliqué comme ça. Être mère, ça fausserait tout. »
Anne Monteil-Bauer, 57 ans, écrit ce texte il y a maintenant près de 10 ans et pourtant, au sortir de #MeeToo et de la révolution féministe de notre siècle, ce roman est d’une actualité glaçante sur la libération de la parole et l’émancipation des femmes de la domination masculine.
Après un parcours dans l’univers théâtral, Anne décide de se dédier à l’écriture, avec mille et un projets en tête. Seulement voilà, Marie Trintignant décède le 1er août 2003 et fait ressurgir une partie de son histoire, à elle. C’est le début d’Ecchymose.
Aujourd’hui, Anne continue le voyage qu’est celui de la mémoire avec la création d’une association ; Si/si, Les Femmes Existent, www.sisilesfemmes.fr dont le but est de faire sortir des oubliettes de l’histoire une série de femmes remarquables. Une démarche née de la lassitude d’entendre dire que s’il n’y a pas de femmes dans les livres d’histoire, les manuels scolaires, les maisons d’édition, musées, saisons théâtrales et autres diffuseur.se.s de culture, c’est parce qu’il n’y en a pas.
Anne Monteil-Bauer est également l’autrice de Alfred Dreyfus, un homme court dans la nuit édité aux Editions Un Plus d’Un Titre.
Anne Monteil-Bauer parlait de ses œuvres dont Ecchymose dans l’émission de littérature féministe Dans Tes Oreilles sur Radio Canut 102.2 radio Lyonnaise, en mai 2018.
Quelques citations : « J’ai raconté quelques fois mon histoire, presque à chaque fois, j’ai senti une plainte, de la pitié. La plupart des gens se demandent comment ça a pu m’arriver, pas si ça pourrait leur arriver. Pourtant, je sais que, dans mon histoire, il y a quelque chose qui regarde tout le monde. »
« Il était normalien, docteur, agrégé, il donnait des cours de tout, partout. J’admirais son intelligence, sa force de travail, sa culture. Il me semblait qu’être choisie par lui me vengeait de tous les doutes dont j’avais été l’objet. »
« Ce corps qu’il faudra convaincre avant chaque étreinte que celle-là est consentie, ce corps qu’il faudra convaincre à chaque fois qu’il a le droit de vouloir. A chaque fois.
Ce corps haï, horrifiant, honni dans les miroirs,
« Depuis quinze ans, je suis réveillée la nuit par les mêmes cauchemars. Je me suis dit qu’il fallait que ça s’arrête, qu’il fallait tout déposer sur une feuille. Je ne connais pas d’autres endroits où déposer ce qu’on a dans la tête. »
« L’amour est l’envers de la possession. »
Ce livre a été publié en 2010 aux éditions À plus d’un titre.
Après des études théâtrales et la création d’un collectif de théâtre pluridisciplinaire, Marion entame une carrière de comédienne et de directrice artistique puis décide de se consacrer à la radio. En mars 2018, elle crée l’émission de radio littéraire féministe D.TO. (Dans Tes Oreilles), sur la radio militante Radio Canut 102.2. En 2019, elle réalise un stage en création et production sonore à la librairie féministe et queer L’Euguélionne de Montréal (Québec) puis rejoint l’association Si/si Les Femmes Existent à Lyon pour un service civique centré sur la réalisation d’une série de podcasts natifs sur les femmes résistantes durant la Seconde Guerre mondiale.