Dragon, grenouilles et chevalière : Ballades, une dinguerie médiévale de Camille Potte

Camille Potte est une autrice de bande dessinée et une illustratrice basée à Marseille. Diplômée de La Cambre et de l’École de Recherche graphique, elle a beaucoup travaillé avec le monde de la musique, produisant des affiches et des pochettes tant pour la scène alternative parisienne que pour des projets de musique pop. Son travail d’autrice est habité par les personnages archétypaux présents dans les contes et la culture populaire contemporaine. Ballades, sorti en novembre 2024 aux éditions Atrabile, est son premier livre. Il reçoit le prix Toute première fois BD Colomiers en 2024 et le prix Révélation FIBD d’Angoulême en 2025.

Ballades c’est l’histoire du Prince Gourignot de Faouët, transformé en grenouille, qui tente de retrouve son pouvoir alors qu’un complot fomenté dans son dos veut le destituer. En parallèle, il y a une brochette de personnages, liés directement ou indirectement à lui, tout aussi drôles et hauts en couleur les uns que les autres.

Un style d’écriture d’une grande vivacité

Ballades est une BD, d’un point de vue générique mais on peut préciser que c’est un recueil d’historiettes qui se déroulent simultanément. Elles se voient consacrer une dizaine de pages chacune et reprennent quelques pages plus loin. Le destin de chaque personnage est lié à celui des autres. L’intrigue principale, celle du prince Gourignot, structure toute l’œuvre. D’ailleurs, telle un film, elle est présentée au tout début puis le titre Ballades est donné.

Le lien avec le titre semble évident dans la mesure où il renvoie au contexte médiéval. Tout d’abord, c’est dans l’orthographe qu’il est visible. Ce n’est pas sans sourire que l’on lit des verbes écrits avec un ancien français que l’on a côtoyé dans des textes scolaires : « Oyez douce princeysse, n’ayez point plus craynte car j’estoy venue vous délivrer de la vostre toureylle ». Aussi, les personnages, notamment un envoyé en mission par le prince Gourignot, prononce ses phrases tel un hérault : « OOOOOyez la sérénade de nostre chevalyère troublée par la douceur de la blancheuh princeysse ». La répétition de la lettre initiale mime le cri et le volume de la voix, caractéristiques de la personne qui proclame une annonce officielle, bien souvent au nom du roi.

Le Moyen Age est connu pour son système féodal dans lequel le seigneur est tout puissant dans sa seigneurie et, de ce fait, sur ses sujets. Quand la sœur de Gourignot annonce aux habitants que le roi n’est plus présent, les paroles qui surgissent de leur bouche sont les suivantes : « ça veut dire qu’on va pouvoir organiser des élections ? ». En 2025, nous savons qu’il s’agit là d’une pratique de la démocratie ; même si le mot n’est pas employé dans la BD, l’idée est déjà là. Les sujets du royaume montrent ainsi leur soif de liberté.

Le titre est bien évidemment une référence littéraire. La ballade est un poème et sa musicalité est rappelée non seulement par le chant mais aussi par les rimes. Sur son chemin de retour vers son royaume, Gourignot est accompagné de grenouilles dont une qui se met à chanter ainsi : « Une estrange grenoy, apeurée et trapue au chapeau miroitant sur son crâne velu ». La présentation typographique rend compte à la fois des sons de fin de vers : « trapue » rime avec « velu », mais aussi du compte des syllabes : il s’agit d’hexasyllabes.

L’usage de la langue ancienne a deux objectifs différents voire opposés. D’un côté, il y a un aspect très hilarant. Face à la salamandre qui parle une langue très locale, on a deux réactions : celle du roi « Pourquoi est-ce qu’on comprend rien à ce qu’elle raconte » accompagnée d’un visage qui montre toute son incompréhension ; et celles des deux grenouilles qui accompagnent le roi : « Elle parle une version très ancienne de notre langue » qui est une vraie mise en abime (parce que nous lecteurs.trices lisons effectivement une version ancienne du français) et « C’est trop claaasse », accompagnée chacune d’un visage enjoué. Ce contraste de réactions, verbales et faciales, crée un vrai moment hilarant.

D’un autre côté, il y a un aspect révoltant dû à l’injustice que permet le système féodal. Quand il retrouve sa position de roi, Gourignot retrouve malheureusement son autoritarisme. Face à un sujet qui vient se plaindre de sa mauvaise récolte et de la multiplication des impôts qui l’appauvrissent, le roi déclare ceci : « Non seulement vous vous acquitterez de tous vos impôts mais vous payerez aussi à ma famille des dommages pour les préjudices subis par nos palais délicats ». Double châtiment ! Cette décision est prise sur le moment et de façon très impartiale.

Dénonciation d’une personnalité autoritaire

Le roi Gourignot condense à lui seul beaucoup de défauts. Sa vision unique des relations est pointée du doigt ; il s’agit surtout d’une vision qui n’avantage que lui. En situation de détresse et à la merci du hasard, Gourignot hurle sur ses sauveteurs « Taisez-vous, sujets ! Je vous ordonne de m’aider ! Ramenez-moi au château ! ». Il ne pense qu’à son intérêt alors qu’autour de lui, il y a des personnages qui ont la joie de vivre et qui sont très drôles. Un autre aspect de sa personnalité qui est critiquable est la déclinaison de son identité, en parfait décalage avec la situation. Face à la salamandre qui l’a reconnu et qui lui en veut (probablement à cause d’un abus commis par le roi), il déclare non sans peur « Fils d’Eude l’Ahuri et d’Elianor la Fourbasse ». Au lieu de faire profil bas, il prononce ces paroles par pur automatisme de personnage médiéval fier de rappeler sa lignée. Mais ses yeux qui ressortent ainsi que la main de la salamandre qui tient son petit corps de grenouille montrent bien qu’il se rend compte de son erreur au moment où il la commet.

Ce personnage, qui a le pouvoir, est ridiculisé par lui-même mais aussi par les autres. Il se retrouve dans l’eau, en tant grenouille, face à sa chevalière et sa future épouse qui se baignent sans vêtement (ce qui est une situation qui fait sourire puisqu’il la voit nue avant le mariage et de façon hasardeuse) et la parole spontanée que prononce sa chevalière est la suivante : « Woa, distes, qu’est-ce qu’elle est laide celle-ci » et chacune crie au roi-grenouille « ouste ». C’est un réel moment où les femmes ont le pouvoir. Cette scène fait rire parce que la Princessse Patine à la peau d’albâtre acquiesce sur la laideur du roi sans savoir que c’est avec lui qu’on va la marier.

Le Moyen Age féminin

Il y a beaucoup de personnages féminins : la mère et la sœur du roi, la valeureuse chevalière Gounelle, la salamandre, la sorcière, la cuisinière Juliandre, la princesse Patine, Simonette la jardinière, la tavernière du Dragon Ventripotent et bien d’autres. Elles ont toutes un point commun : leur émancipation. La princesse Patine est représentative de cette idée. Après avoir vécu toute sa vie dans une tour et avoir vécu moult aventures en compagnie, et protégée, par la chevalière Gounelle, elle prononce ces paroles « Je m’émancipe ». Ces propos sont accompagnés d’une mise en image très forte : elle a posé le casque de l’armure de Gounelle sur sa tête. Son corps est à moitié dans l’obscurité de la nuit qui s’achève et l’autre moitié est dans la lumière du jour qui se lève. L’autrice et l’illustratrice nous montrent bien qu’elle passe d’un état de prisonnière à celui de femme libérée, qui sait manifestement comment fonctionne le monde autour d’elle.

Le personnage qui incarne parfaitement l’émancipation féminine c’est la sorcière. Dans l’imaginaire bien formaté par la société patriarcale, elle représente celle qui est à bannir et qui fait peur parce qu’elle possède un pouvoir acquis par elle-même et qui défie le système établi. Pourtant dans la BD, chacun.e vient massivement vers elle avec ses problèmes afin d’y trouver des solutions : toute une page est consacrée à huit cas de plaintes différentes. La planche n’est pas divisée en vignette et le fond est blanc, ce qui fait ressortir la variété des corps, des couleurs acidulées et la grosseur des propos.

De plus, la sorcière affirme clairement son célibat assumé et voulu « Non, il est pas mort : j’en n’ai pas, j’en n’ai jamais eu et j’en veux pas », dit-elle quand une femme malade lui demande où est son mari. A cela s’ajoute une gestuelle où elle est en mouvement pour préparer un remède pour guérir la sinusite de la visiteuse ; et où elle renverse sa tête en posant ses doigts sur ses yeux en signe d’agacement de l’insistance des questions sur son mari. Elle symbolise vraiment le contre-point du roi par sa force, sa puissance et son secours. De plus, elle vit dans une maison isolée, seule, où c’est elle qui gère tout.

Autrement dit, lire Ballades c’est lire une BD pleine de farces dont l’histoire se situe dans la passé mais avec des idées et des propos d’une grande modernité.