La levée du temps de Juliette Keating

Juliette Keating est une écrivaine qui a fait des études d’arts appliqués et de sociologie. Elle a exercé successivement trois métiers : graphiste, sociologue et enseignante. Ses écrits sont tout aussi divers : elle s’adonne à l’écriture de romans, des billets satiriques, elle ouvre un blog, elle publie une série de portraits de jeunes et contribue régulièrement au magazine culturel en ligne delibere.fr. Son précédent ouvrage Marie Cappelle, est paru en automne 2022. En janvier 2025, elle publie La levée du temps aux éditions L’Ire des marges.

La levée du temps c’est bien la levée d’un voile qui aveugle Anne Sainpère, la cinquantaine, récemment veuve, à elle-même et aux autres, mettant en parallèle l’appropriation de l’histoire par un devoir de mémoire et sa propre reconquête par la rencontre de femmes. Le lectorat suit les pensées profondes et sincères de l’héroïne dont l’existence jusqu’alors ne dépendait que de son mari mais qui a un objectif : « J’ai besoin d’une rééducation, au moins d’une redécouverte, de me laver les yeux, les tripes, le cœur, de tout réapprendre. Me révolutionner ».

Une femme qui n’a rien à cacher

Juliette nous amène à la rencontre d’une femme, Anne Sainpère, qui évoque tous les moments de sa vie sans transition, de façon juxtaposée dans un pur esprit d’empilement. On a l’impression que tous les sujets sont mis sur le même plan, sans souci de hiérarchie. Et ce qui surprend c’est qu’elle n’exprime que ses sensations, et très rarement ses sentiments. Par exemple, quand elle évoque le jour de son mariage :

« Je portais une robe simple, ample, dissimulant mes formes. Devant l’adjointe au maire, les proches endimanchés groupés derrière, Sainpère1 me fixant de profil, j’ai bredouillé. L’écharpe tricolore m’a fait répéter l’inaudible, on a porté la faiblesse de ma voix au crédit de bonheur. Je l’ai accepté comme on enfile des chaussures trop raffinées pour l’usage qu’on en a et trop étroites aussi, parce qu’il faut bien porter des chaussures alors autant qu’elles soient élégantes, parce qu’elles ne blessent pas tant que ça finalement, qu’il faut souffrir pour être belle, parce qu’on se dit qu’avec le temps elles vont se faire, le cuir va se détendre, mais ce qui arrive en vérité, c’est que la peau durcit, on s’habitue à la douleur, on devient insensible ».

Du fait d’une écriture à la première personne du singulier et au recours au monologue intérieur, on pourrait s’attendre à des réactions plus profondes et plus intimes. Or Anne Sainpère ne reste qu’à la surface des choses : ce qui la fait « bredouiller » n’est dû, selon elle, qu’à des circonstances extérieures et non pas à une quelconque émotion, qui serait légitime et qui, malheureusement ou heureusement, fait partie des attendes des invité.e.s. De plus, la comparaison avec les chaussures est composée d’une cascade de paroles convenues et impersonnelles qui éloignent le propos du sujet principal, à savoir son mariage.

L’un des traits de caractère les plus saillants de l’héroïne est sa transparence. Cela se voit par le regard lucide qu’elle porte sur elle et sa situation actuelle. Face à l’une de ses voisines, elle se met en retrait et en donne l’explication :

« Je puais la sueur. Sombrais à cause de la tache, à cause de la ménopause, à cause des formes de mon corps, que je paye depuis l’adolescence comme une faute ; je déteste le sport, mange trop sucré, ne me maquille pas. Me néglige. La tache, c’est moi, me suis-je reprochée en ôtant mon pull dans la chambre ; je m’étais laissée basculer en télétravail alors pourquoi ne pas basculer par la fenêtre ? ».

On ne peut que souligner l’évocation d’une étape nécessaire et bien marquante de la vie d’une femme, la ménopause. On alterne entre acceptation de soi au moment où elle avoue « je déteste le sport », qui serait pour elle une vraie souffrance, et une réelle auto dévalorisation « La tache, c’est moi », qui montre une toute la violence du personnage envers elle-même.

Anne et la femme

Mis à part son défunt mari, les personnages qui environnent l’héroïne sont des femmes. Envers elles, aucune méchanceté ni rivalité, pas même à des moments où elle aurait pu ressentir de la jalousie ou de la colère face à l’attitude très suspecte de son mari. Dans le métro, en voyant une femme qui attire tous les regards, elle se fait cette réflexion : « Quelle aurait été ma vie dans un corps si parfait ? Fantasme de femme puissante, le corps tendu, chargé comme une kalash, une arme à moi seule. Un corps qui aurait pu me défendre par sa beauté-même ». Cette réflexion apparaît comme une évidence dans la bouche d’Anne Sainpère qui, depuis le début du roman, vit dans une velléité, la soumission aux autres et à l’ombre de son époux. La projection dans un autre corps ne fait que révéler l’obsession de la sécurité et de la protection.

Bien évidemment, l’héroïne ne manque pas d’évoquer sa nouvelle condition de veuve. Mais c’est surtout à cause de l’attitude des autres qu’elle la mentionne. Celle-ci entre en opposition avec ses vrais désirs : « Je voudrais m’asseoir, qu’on se raconte nos histoires, nos envies, joies, espoirs, peurs, mais elle a du travail, ne me parle que du professeur, parce qu’elle pense que j’attendais ça d’elle, qu’elle dise encore la gentillesse du professeur2, comment il s’était penché sur le cahier de sa fille, l’avait guidée dans ses exercices ». L’opposition entre l’inclusif, essentiellement féminin, à travers le « nos », et l’exclusif, masculin, « le professeur », montre que la relation entre ces deux femmes n’existe que grâce au mari d’Anne. Même en son absence, elle est réduite à un statut lié à lui. D’ailleurs, elle n’est pas libre de choisir ses sujets de conversations.

Le décès de son mari influe énormément sur les relations qu’elle va avoir, ou pas. L’expérience du veuvage la pousse à porter un regard objectif et déceptif sur son nouveau statut :

« La mort contamine les veuves, elle transporte son horreur collée à leur peau, on les fuit. Sainpère a emporté une partie de moi dans la mort. Défigurée, mutilée, privée d’une moitié d’âme. Qui voudrait gaspiller son temps auprès du spectre d’un spectre ? Les amis ont escamoté le cadavre puis ils m’ont oubliée avec ses cendres ».

Cette pensée n’est que le constat du silence et de l’absence que les autres lui font subir. La description physique, mais également les sentiments éprouvés donnent l’impression d’être face à une morte-vivante, un fantôme entre deux mondes qui ne sait pas où se fixer et qui attend des autres qu’on lui donne son identité.

En fin de compte, c’est la sororité qui va la porter tout au long du récit : elle la stimule, elle la fait se déplacer géographiquement, elle l’oriente vers un avenir différent, elle la fait sortir. Quand on lui demande si elle veut établir une communication avec une personne décédée qu’elle a connue, sa réponse est la suivante : « elle ne veut rien recevoir d’un en-haut mais seulement ce qui circule entre elles, de l’une à l’autre, par en-dessous, un peu comme des rhizomes ». Si avec son époux, elle était dans une relation verticale et pyramidale, le type de relation qu’elle veut désormais est envisagé dans son horizontalité.

Anne et la littérature

Son positionnement et son attitude vis-à-vis de la littérature évolue sur une très longue période. Au début, elle avoue que, du vivant de son mari, elle est dans l’incompréhension et le rejet : « je tirais un livre de la bibliothèque, le parcourais sous la lampe, refermais l’ouvrage ; je n’y comprenais rien ». La question qu’on est à même de se demander c’est si les livres de cette bibliothèque ne seraient pas seulement ceux choisis et étudiés par son mari. La littérature qui la fait vibrer est-ce celle de spécialiste.s ? celle d’universitaire.s ? Ce désir de lire qu’elle éprouve de façon légitime, et aussi à des moments de solitude, vient l’isoler davantage et nourrir chez elle un sentiment de dévalorisation.

Veuve, dans le train en direction du Sud de la France, Anne Sainpère laisse spontanément surgir ses souvenirs littéraires. La vue d’une femme aveugle suscite en elle des désirs enfouis : « Lui raconter une histoire étrange, la femme aveugle lui répondrait par un récit fantastique, comme le font les passagers d’un compartiment dans ces romans du XIXe siècle qu’elle lisait adolescente. Locomotive à vapeur, escarbilles, un tunnel. Le colonel qu’on croyait mort frappe à la porte, une main coupée cherche la vengeance, des fantômes. Pétrifiée par la peur des spectres, elle saisirait les mains de la femme aveugle, glaciales, squelettiques, dans un flash elle découvrirait, mais ça va trop vite ses imaginations ». La succession des phrases mime l’emballement des idées et décrit une idée qui s’anime progressivement. Elle semble avoir trouvé, ou retrouvé, le type de littérature qui fait du bien à son esprit. Elle plante le décor de sa scène et elle évoque avec précision les rôles de chaque personnage. Cette fois, la limite imposée n’est pas extérieure et elle n’arrive qu’après que l’imagination se soit libérée.

A la fin du roman, le contact avec la littérature est renoué, par Anne et aussi grâce à Anne. C’est elle qui fait ses choix et elle se révèle, à elle et à nous, une dévoreuse de livres : « Les bouquins s’empilent dans l’appartement de Christine Lepreux, achetés au libraire, empruntés à Domi, ramassés dans les boîtes à livres, elle n’en a jamais assez ». Les lieux et les provenances, en plus d’être essentiellement lié.e.s aux femmes, donnent aux livres le rôle d’accompagnateurs permanents et de balises dans la vie de l’héroïne. Manifestement, la lecture a toujours fait partie d’elle mais c’est bien souvent les conditions de vie qui la rende faussement indigeste.

Anne et l’histoire

Du début à la fin, le destin et la quête de l’héroïne sont entremêlé.e.s avec la ville. C’est surtout dans le deuxième chapitre que le lien à l’histoire, voire à la mémoire est structurant. Contrairement au premier chapitre qui est plus court et dans lequel Juliette Keating utilise le « je » pour désigner Anne, le second chapitre propose un récit qui suit l’héroïne en rendant compte de ses pensées à travers un « elle » qui ne laisse la place au « je » qu’au moment où elle évoque le devoir de mémoire du lieu dans lequel elle est. En passant devant la photo de la ville en question bombardée en 1945, elle a ces pensées : « Cinq cents morts et mortes civiles, un millier de blessés ; souvenons-nous ! implore le panneau rappelant ces faits historiques. Les ruines encore, à croire que je les transporte avec moi. Matière informe, terrain lépreux, minéral, encombré, sans structure ni contours, terre stérile ». Le motif commun, « les ruines », permet à Anne de faire un rapprochement entre la reconquête mémorielle de la ville et sa propre reconquête individuelle et émotionnelle. Voir des images de catastrophes et de désolation fait ressurgir le « je » comme un véritable sursaut identitaire du personnage qui ne cessait de radoter et de se perdre dans des épisodes anecdotiques.

La face à face avec l’histoire réveille la conscience et le jugement d’Anne. Quand elle pense aux victimes du bombardement, c’est spontanément qu’elle se livre à une réflexion sur sa place et son rôle dans l’histoire : « Innocente des massacres commis avant ma naissance, qu’en est-il de ceux de mon temps ? Ces questions me hantent, et ces visions nocturnes plus exactes que tout ce que le jour éclaire. Trop longtemps, j’ai été coupable d’ignorance. Je veux chercher, je veux savoir, et comprendre. Vivre, c’est cela aussi, c’est cela avant tout. Je veux être la femme qui s’éveille ». Elle pose un regard très juste sur le mode de vie qu’elle menait jusqu’alors, proche de la végétation, et le.la lecteur.trice découvre un personnage qui s’inscrit dans une humanité et qui veut la regarder telle qu’elle est.

Une femme qui s’éveille à elle-même

Si les premières pages du roman nous mettent en contact avec une femme sur le point de se suicider et qui cherche un sens à son existence après la mort de son époux, il en est autrement vers la fin. Nous sommes face à une autre Anne :

« Elle s’étonne d’avoir pris le suicide au sérieux ; mourir avant d’avoir vécu ? Une maison pas bien grande, un bout de jardin qu’elle apprendra à cultiver. Elle s’autorise à vivre pour elle, ses journées lui appartiennent, alors elle s’installe sur un tronc couché dans l’odeur des pins ».

La question qu’elle se pose est à la limite du reproche et lui permet manifestement de mettre à distance son ancienne façon de penser. L’omniprésence du pronom « elle » qui la désigne montre qu’elle devient le centre de sa vie et qu’elle prend conscience de sa liberté.

La femme qui subit son deuil, les autres, son travail, ses collègues, en gros toute sa vie, laisse place à une femme qui sait dorénavant ce qu’elle ne veut pas. Lors de la prise de contact avec d’autres femmes, les questions standard sont souvent les premières. Même cette manière d’établir des liens est rejetée par Anne : « Anne, d’où êtes-vous ? Je ne veux pas que tu me poses ce genre de questions, je ne veux pas que nos conversations aient la fadeur des rencontres ordinaires, les comment ça va me dégoûtent, les déclarations d’état civil, les comparaisons de CV m’ennuient comme les confidences que l’on balbutie puis regrette aussitôt ». D’une vie banale, sans fantaisie, où sa place était définie par les autres, Anne passe à une existence où c’est elle qui définit les règles du jeu. La négation « je ne veux pas » ainsi que le lexique des émotions « m’ennuient, me dégoûtent » montrent l’évolution de l’héroïne qui pose les limites et les cadres de ses relations à venir.

Suivre les pensées les plus personnelles d’une femme de la cinquantaine, ménopausée, récemment veuve, qui retrouve son identité, après un tourbillon et un flux de paroles intérieures, en même temps qu’elle a une révélation : appartenir au monde. Voilà la promesse de lecture à laquelle s’engage La levée du temps !

1 Sainpère est le nom de son défunt mari.

2 C’est le métier qu’exerçait son époux.