Vendredi 29 novembre 2024, Missives a croisé les regards sur les oeuvres de Noémie Calais (Plutôt nourrir) et Juliette De Sierra, photographe professionnelle au journal Le Montreuillois, le temps d’une soirée dédiée aux paysannes et à l’élevage. Les Missives sont tombées sous le charme des tirages de Juliette De Sierra présentés ce soir-là chez Libertalia sur les rayonnages chamarrés. Nous avons souhaité prolonger le temps de cet accrochage éphémère en exposant le travail de cette artiste photographe sur notre page Missives.
Juliette De Sierra mène actuellement un projet auprès de deux bergères normandes, Mathilde et Isabelle, intitulé temporairement « Quand je serai grande » : une série de photographies argentiques sur un élevage d’une quarantaine de brebis. Une petite exploitation à contre-courant du modèle agricole productiviste où la question de l’indépendance et de l’autonomie se pose à chaque instant. Exposées à quantité de normes à respecter, à la paperasse des politiques d’aide agricoles, les paysannes doivent toujours composer avec des contraintes qui leur sont imposées. Elles ont soif d’affranchissement, de liberté pour conduire comme elles l’entendent leur métier. Les photos rendent compte de cet engagement immense des professionnelles sur leur élevage. Le drame des petites exploitations c’est qu’elles sont soumises à des injonctions qui sont surtout valables pour des exploitations de très grandes tailles, comme celles qu’on trouve dans le modèle de l’élevage intensif. Les épisodes d’épizootie par exemple sont des moments de grande fragilité pour les petites fermes ; les lois peuvent soudainement imposer des règles d’enfermement strictes pour des animaux qui ne sont pourtant pas malades, ce qui heurte brutalement les principes de l’élevage de plein air.
La responsabilité de l’élevage
Poussé.es par les luttes antispécistes, les engagements militants végétariens ou végans, nous avons ces dernières années repensé notre rapport à la consommation de viande. Production intensive, recours massif aux antibiotiques, aux pesticides, non respect du bien-être animal se sont invités dans les media et ont eu le mérite d’ouvrir le débat sur le modèle paysan souhaitable et soutenable au XXIe siècle. Peut-on vraiment faire de l’élevage de façon vertueuse ? Produire de la viande au XXIe siècle est-il encore compatible avec nos injonctions à la protection des ressources environnementales, à la lutte contre le réchauffement climatique et au bien-être animal ?
Il ne s’agit pas de nier le prix à payer de l’empreinte carbone que représente la production de viande ou l’exploitation laitière, mais de la raisonner, de chercher les manières d’en baisser le coût sans manichéisme et sans négation d’un métier qui façonne aussi les paysages.
Dans sa Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix écrite en 1938 par Jean Giono, qui redoutait l’imminence de la Guerre mondiale, l’auteur écrit : « Quand vous semez une poignée de semence ou quand vous attendez l’agneau entre les cuisses ouvertes de la brebis, vous le recevez tout sanglant dans vos mains ; voilà la vérité de l’existence humaine ». Les animaux deviennent « une fenêtre sur le réel » pour reprendre les mots de Clément Osé dans Plutôt nourrir, ils sont une chance de questionner non seulement notre relation paysan.nes – animaux d’élevage, mais aussi tous nos choix pour la préservation de l’environnement et de ses ressources limitées.
Corps sculptural au travail
A côté du corps des animaux qu’on cherche à saisir par l’objectif, se trouve celui de l’éleveuse, rarement documenté, tant dans les expositions photos qu’en littérature. On ne naît pas éleveuse, on le devient si bien que le corps prend le pli du travail. Le corps est cet outil à façonner pour assurer les tâches qu’on ne peut pas déléguer, et parfois il est soumis à rude épreuve. Dans les clichés de Juliette De Sierra, le corps de la mère et de sa fille, placé au premier plan, est sculpté par le labeur. Notre regard le saisit dans des positions inconfortables : agenouillée, courbé, en tension. Une large place est faite aux tatouages, à la chair nue, à la musculature : tout est saillant.
Noémie Calais, elle aussi, témoigne de cette réalité quand elle s’installe sur son exploitation en 2017 : « En arrivant de Londres, j’ai vite été confrontée aux limites de mon corps, à mon manque d’endurance et de force face à la fourche et face au port des charges lourdes. Arrivée dans le Gers en plein mois de juillet, j’ai ressenti le plaisir de laisser le soleil mordre ma peau de ses chauds rayons, avant de m’alourdir dans la torpeur ombragée des après-midi trop chauds. J’ai éprouvé la douce langueur du corps à la fin des longues journées d’effort. Ma peau est devenue hâlée, contrastée à côté de celle des copains de Paris, restée pâle. Mon corps se muscle jour après jour. Griffures et bleus font partie de mon être ».
Quel horizon pour les paysannes ?
Dans un monde agricole où tout change très vite, la disparition de milliers de fermes chaque année fait peser sur nos épaules le poids d’un avenir inquiétant. Dans le monde paysan, on ne dit pas « vendre sa ferme » mais transmettre, puisque bien souvent il ne s’agit pas seulement de céder du bâti ; l’essentiel se passe sur le terrain, dans des menus gestes, impossibles à acquérir autrement que par la répétition et l’observation. Dans les images de Juliette De Sierra, faire à deux revient comme un leitmotiv. Ce projet photo documente la continuation d’un métier, d’une mère à sa fille. Les deux corps entrent dans le champ de l’image, collaborent à la tâche, partagent le répit et le calme aussi après les efforts intenses.
En 2017, Noémie Calais prend aussi la suite d’une ferme conventionnelle, celle de Marie-Sylvie, sur laquelle son fils Hugues continue d’ailleurs de gérer la bergerie ; la transmission est une réussite dans ce cas-là. Mais cela ne se passe pas toujours aussi bien et certaines fermes ne trouvent pas de repreneurs.euses. On assiste à un problème de renouvellement de la profession : la paysannerie c’est un déclin entamé il y a plus d’un siècle et dont on ne se remet pas. C’est d’ailleurs le sujet du livre Qui va nous nourrir ? d’Amélie Poinssot. C’est l’histoire d’une hémorragie. Une saignée entamée au début du XXe siècle, ininterrompue depuis. La France compte aujourd’hui moins de 400 000 exploitations agricoles contre 4 millions de fermes un siècle plus tôt. À quoi on ajoutera que d’ici à 2030, la moitié des agriculteurs et agricultrices seront partis à la retraite ! Le travail de Juliette De Sierra accompagne à sa façon le cri d’urgence à repeupler les campagnes, à mettre sur le devant de la scène médiatique et artistique l’exigence d’égalité pour ces hommes et ces femmes qui nous nourrissent.
Rappelons qu’un tiers d’entre eux gagnent moins de trois cents euros par mois et qu’un quart vivent sous le seuil de pauvreté. Le combat pour un revenu décent et pour la reconnaissance sociale du métier agricole rejoint en bonne place les combats féministes pour l’arrachement des libertés et du mieux vivre.
Merci à Juliette De Sierra de nous permettre de reproduire ici son travail précieux. A voir sur instagram , @juliette.dsr (instagram) et pour la contacter juliette.desierra@gmail.com
Elle rêvait de tenir un ranch dans le Wyoming, mais sa phobie de l’avion l’a poussée à embrasser la carrière d’enseignante à Montreuil pour partager sa passion des grands espaces littéraires.