Peut-on encore être galant? de Jennifer Tamas, renouer avec la galanterie pour en finir avec la liberté d’importuner

Agrégée de lettres modernes et docteure ès lettres (Paris-Sorbonne et Stanford University), Jennifer Tamas enseigne la littérature française à Rutgers University, dans le New Jersey. Spécialiste de théâtre et des questions de genre, elle s’intéresse à la réception de la culture classique. Elle a publié en 2018 Le Silence trahi. Racine ou la déclaration tragique. Puis elle a publié en 2023 Au NON des femmes. Libérer nos classiques du regard masculin. Avec son nouvel ouvrage Peut-on encore être galant ? paru aux éditions Seuil Libelle, Jennifer Tamas pose un regard original sur la notion de la galanterie pour en montrer la richesse et la complexité.

Crédits photo Bénédicte Roscot

La galanterie, une vraie révolution

Pour son nouveau livre, Jennifer Tamas nous fait remonter le temps et nous propose une vraie définition du mouvement littéraire et culturel qu’est la galanterie. Sous forme d’un très court essai, elle fait en permanence des parallèles entre l’application de cet art de vivre et de penser au XVIIème siècle et notre actualité de 2024. Certains chapitres posent de vraies comparaisons «De tendre1 à Tinder : le consentement à l’origine de la civilité sexuelle », d’autres sont placés sous le signe de la reconnaissance « De l’homme tendre à « l’hétéro-doux » : ce que nous devons aux précieuses », d’autres encore, sous un air de chanson populaire, dévoilent clairement les partis pris « Le réquisitoire contre la galanterie : la faute à Rousseau ». Il y en a qui sont provocateurs parce qu’ils mentionnent les origines de la galanterie, ce qui pourrait, au regard des détracteurs, à la fois la présenter comme impossible à réaliser et peu représentative de toutes les femmes « Tentation aristocratique ou pratique d’exclusion ? ».

A l’écoute de ces quelques titres, on se doute que la galanterie a constitué une véritable révolution au XIIème siècle. Mais c’est aussi parce que le moment était propice. D’une part, par rapport à la sensibilité : « Cet art de plaire, qui se distingue justement d’un art d’aimer, se combine parfaitement au goût baroque pour le déguisement, transcende les frontières du genre et s’immisce dans les cercles amicaux ». D’autre part, par opposition aux violences sexuelles : « En France, l’idéal galant s’élabora en réaction à cette violence extrême. Au sein du pays, comme dans l’enceinte de la chambre à coucher, la brutalité était la valeur la mieux partagée ». La galanterie est à la fois une évidence et une nécessité.

Une invention des femmes

Cette rééducation des mœurs donne à la femme une place plus importante en lui conférant une place de sujet : « La galanterie fut une rupture au sens où elle permit aux femmes qui purent s’en emparer de cesser d’être de purs objets de désir pour devenir des sujets aimants et aimés. Autrices et femmes de lettres dessinèrent ainsi un contre-modèle à la passion assujettissante ». Même si l’entrée reste littéraire et le niveau social reste aristocratique, la galanterie permet aux femmes d’être en conversation avec les hommes pour réajuster un art d’aimer, et de fait de vivre, et de devenir des décisionnaires.

Les réussites des femmes ont été concrètes et nombreuses. Jennifer Tamas en fait une liste claire : « Ces femmes exigèrent de leurs interlocuteurs de nouvelles compétences : maîtriser leur désir plutôt que de l’exprimer ; cultiver leur mérite plutôt que d’attendre d’être récompensés ; raisonner par abstraction plutôt que de s’en tenir à de basses considérations. Ce nouvel art de la retenue eut la vertu de charmer et de protéger à la fois ». Les efforts des femmes sont soulignés par le verbe « exigèrent » mais ce verbe met aussi en évidence leur nouvelle autorité. La position des hommes change : au lieu d’être des consommateurs de leurs corps, ils deviennent eux-mêmes des penseurs du corps, de l’amour et du désir… une éducation sexuelle des hommes faite par les femmes, autrement dit !

Qu’est-ce que la galanterie aujourd’hui ?

L’autrice, dans son souci d’actualiser le mouvement de la galanterie, met en lumière ses effets positifs jusqu’à nos jours. Les découvertes sont surprenantes : « nous devons à la galanterie d’avoir propagé l’idée que désormais c’est le choix amoureux qui préside aux unions. En cela, la galanterie a réussi dans la sphère mondaine ce que la religion chrétienne tentait péniblement d’imposer, à savoir le « libre consentement » des époux à se marier ». Cette réussite, immédiate, semble être une conséquence tout ce qu’il y a de naturel et de normal puisque les femmes ont révolutionné l’art d’aimer. Mais que, quatre siècles après, ce qui nous apparaît comme un critère acquis et indiscutable pour l’un des grands choix d’une vie, rappelle que la conquête est récente et qu’elle est due aux femmes.

D’ailleurs les premières personnes à avoir illustré ce que peut donner la galanterie restent les femmes. Il y a tout d’abord Madeleine de Scudéry avec Artamène ou le Grand Cyrus, Clélie, histoire romaine. C’est d’ailleurs dans ce roman que l’on trouve la célèbre carte de Tendre. La lecture qu’en propose Jennifer Tamas montre l’exigence de la galanterie à toujours maintenir la conversation : « La carte laisse moins imaginer des rapports de pouvoir que des zones d’accord et de discorde qui orientent très précisément la relation et débouchent là où se fixera le lien ». Les femmes et les hommes sont en contact et parviennent à établir des relations dans lesquelles chacun.e a sa place, et une place juste. Puis, il y a les textes de Madame de Villedieu : Les Annales galantes et Les Galanteries grenadines dont l’autrice déplore la méconnaissance, liée au manque de diffusion. Racine et Molière ont contribué à bien des égards au style galant.

Rousseau : ce galant malgré lui !

Ce qui a été la grande surprise de la lecture c’est l’hostilité rousseauiste à la galanterie. Ce grand philosophe du XVIIIème siècle est favorable à une séparation, voire à une hiérarchie, des sexes : « C’est cette émulation des sexes que dénonce Rousseau. Voulant établir un théâtre populaire à Genève, il appelle à se méfier des actrices (dont on peut trop facilement tomber amoureux) et imagine des assemblées non mixtes à l’opposé des salons à la française, où les femmes et la galanterie produisent un « malaise dans la civilisation » avant l’heure ». Derrière certains mots employés, et repris, par Jennifer Tamas « se méfier des actrices, tomber amoureux facilement, malaise », on ne peut que se rendre compte de la faiblesse de Rousseau face au pouvoir, naturel, des femmes. Comme il ne sait pas se maitriser, il pourrait s’exprimer (violemment ?) et se présenterait comme une victime. En cela, il ne peut que rejoindre les pseudo-arguments des violeurs qui présentent les femmes comme les vraies coupables.

Mais heureusement que Rousseau a porté de tels propos parce que sans s’en rendre compte il a favorisé la crédibilité et la pérennité de la galanterie. C’est avec beaucoup d’humour que Jennifer Tamas souligne l’apport inconscient et involontaire du philosophe « Il est savoureux de voir à quel point Rousseau, connu pour sa sensibilité extrême, craint que les hommes soient dévirilisés : il incarne le syndrome du « galant anti-galant ». En essentialisant de cette façon les rapports hommes/femmes, Rousseau a néanmoins le mérite de nous faire prendre conscience que la galanterie a le pouvoir de faire exploser les frontières du genre ». Ses propres contradictions parlent à la place de ce grand philosophe des Lumières qui voulut faire jouer à des hommes des rôles de femmes pour son théâtre populaire à Genève…

Une réinterprétation masculine de la galanterie

Ce mouvement littéraire et culturel qu’a été la galanterie au XVIIème siècle est victime d’un travail de sabotage dès sa création. Comme toute révolution, elle vient à l’encontre d’un ordre établi et la transition présente toujours des résistances surtout du côté du sexe qui doit radicalement changer ses habitudes. Jennifer Tamas prend l’exemple de L’Ecole des filles, livre pornographique publié en 1665 par un homme qui adopte le regard des femmes. Dans le livre, elles sont lucides sur les véritables intentions masculines. Jennifer Tamas met en évidence le processus d’écriture qui montre que le combat mené par les femmes pour imposer la galanterie est semé d’embûches : « Les valeurs de la galanterie (honneur, tendresse, affect) sont ici perverties et deviennent une parade2 pour performer3 un rituel amoureux qui mène au sexe ». L’obstacle auquel les femmes sont confrontées à ce niveau c’est bien la sincérité. N’empêche que la manière d’arriver au sexe et la stratégie mise en place ne relève plus de la violence sexuelle. Et là c’est déjà une énorme victoire !

L’autrice évoque avec clarté la définition erronée de la galanterie que nous avons aujourd’hui : elle procède d’un projet d’invisibilisation du travail titanesque des femmes.

« Faire de la galanterie l’arme de domination de certains hommes et se désolidariser du discours d’émancipation qu’elle put porter, ce n’est pas seulement une simplification historique ou un héritage manqué. Le prisme masculin sous lequel nous est parvenue la galanterie illustre les mécanismes pervers d’une société qui aplatit la complexité des textes à la faveur d’une idéologie parcellaire » 

Jennifer Tamas dénonce l’étroitesse de la vision actuelle de la galanterie. Mais elle met également en évidence le travail de relecture biaisée, due à une histoire littéraire longtemps construite par des hommes (pour des hommes ? pour des femmes à servir comme agrément aux hommes ?) en opposant ce qu’est la galanterie « discours d’émancipation, héritage manqué, complexité des textes » à ce que la société patriarcale veut qu’elle soit « arme de domination de certains hommes, simplification historique, idéologie parcellaire ».

Alors, peut-on encore être galant aujourd’hui ?

Oui, oui et oui ! Jennifer Tamas l’affirme et elle en souligne la nécessité car « la galanterie peut réveiller le désir par le plaisir de la conversation ». Tous les domaines de vie gagneraient à être envisagés sous l’angle de la galanterie. L’autrice prend l’exemple du couple, des personnes LGBTQIA+, du cinéma, et de tant d’autres et montre concrètement les changements qui seront opérés ainsi que les résultats. Les désirs éprouvés ne sont jamais remis en question, évincés ou brimés, bien au contraire l’autrice en fait des points structurants du bonheur et centraux dans les conversations.

1 La carte de Tendre est la carte d’un pays imaginaire appelé Tendre. Elle est imaginée par Madeleine de Scudéry et elle retrace les étapes de la vie amoureuse.

2 En italique dans l’ouvrage.

3 En italique dans l’ouvrage.