Derrière Nadja de Breton : Léona, héroïne du Surréalisme d’Esther Albach

Quand on s’appelle Nadia et qu’on découvre qu’un des plus grands écrivains français du XXe siècle a écrit un livre dont le titre est son propre prénom, on est évidemment intriguée (ceci se passe au milieu des années 1990, la célèbre « Nadia » égérie de Titeuf n’existait pas encore et, à part dans La sorcière de la rue Mouffetard et dans Michel Strogoff, je n’avais pas croisé beaucoup de Nadia dans la littérature). Quand on le lit à 20 ans, et qu’on a l’impression que ce livre cristallise tout ce à quoi on est alors sensible : les étranges coïncidences, les symboles, l’art et la littérature, les secrets de Paris, on se dit que ce livre a été écrit pour soi et on est marquée pour la vie. Puis on grandit, on découvre les côtés sombres d’André Breton, on n’a plus envie de s’identifier à son héroïne, on a d’autres sujets d’intérêt, et on oublie un peu Nadja.

À dire vrai, non, je ne l’ai pas vraiment oubliée, car je ne passe jamais Place Dauphine à Paris, sans penser à cette scène marquante du livre où Nadja montre au narrateur une fenêtre de la place en lui disant que dans quelques minutes, elle sera rouge ; et quelques minutes plus tard, quelqu’un allume la lumière dans la pièce derrière cette fenêtre… qui a des rideaux rouges.

En 2022, me trouvant pour quelques jours à Rouen, je visite complètement par hasard au Musée des Beaux-Arts une exposition consacrée à Nadja. Et là, je découvre l’existence d’une personne réelle : Léona. Léona Delcourt. Et non seulement c’est une personne réelle, qui a inspiré le personnage de Nadja, mais c’est bien plus qu’une fade jeune fille dont André Breton aurait fait un personnage inspirant. L’exposition montre des lettres, des dessins, tout aussi captivants que le livre de Breton. Je suis intriguée…

Et enfin, je découvre ce livre, qui datait pourtant déjà de 2009, et qui est l’objet de la présente chronique : Léona, héroïne du surréalisme, de Hester Albach (Actes Sud, 2009, traduit du néerlandais par Arlette Ounanian). Je le lis, et voici qu’aujourd’hui, à presque 50 ans, je suis encore plus bouleversée qu’à la lecture de Nadja à 20 ans.

Alors, certes, tout ce que je viens de vous raconter a joué, mais rassurez-vous, vous pouvez apprécier le livre d’Hester Albach, vous pouvez être bouleversé·e par sa lecture, même si vous ne vous prénommez pas Nadia ni Nadja, même si vous n’avez pas vécu à Paris, même si vous n’avez pas lu Nadja à 20 ans ! Et je vais plus loin : même si vous n’avez jamais lu Nadja, même si vous n’avez jamais eu le moindre intérêt pour le surréalisme.

Ce livre est inclassable. Il oscille entre biographie, autobiographie, roman, essai, enquête. L’autrice y raconte pas à pas, en partant de sa propre expérience qu’elle rapporte directement, sans doute un peu romancée, sa découverte de Nadja, puis sa quête de la femme réelle qui a inspiré le personnage de Nadja.

Tout commence par une mystérieuse découverte dans un appartement parisien :

Je sortis néanmoins de ma couche provisoire à même le sol pour fermer les vieux radiateurs. En cherchant à tâtons le robinet de l’un d’eux derrière le vieux rideau, je sentis un nid de poussière. Je glissai ma main derrière le radiateur et j’en retirai un livre froissé, oublié apparemment lors d’un déménagement. Je lus cette nuit-là aux lueurs de la lune et d’une bougie. C’était Nadja, d’André Breton. (p. 22)

Léona, héroïne du surréalisme est un jalon important pour la recherche : Hester Albach est ainsi la première à avoir retrouvé le patronyme, « Delcourt », de celle dont on n’a eu pendant des décennies que le prénom, « Léona » ; s’ensuivent la découverte de nombreux documents d’archives qui lui permettent de bien documenter la vie de la jeune femme.

Léona Delcourt est née le 23 mai 1902 vers 18 heures. Son père, Eugène Léon, accompagné d’un ami et d’un collègue sculpteur, alla la déclarer à l’état civil le lendemain. (p. 75)

Et pourtant, Hester Albach est loin de n’être que l’autrice d’un ouvrage didactique : elle est la narratrice d’une quête, dont elle se fait elle-même personnage, et dont on partage les sentiments, par exemple dans la scène très émouvante où elle retrouve une petite-fille de Léona Delcourt.

Le silence, à l’autre bout de la ligne téléphonique, semblait souligner qu’elle habitait très loin. Je m’attendais à tout moment à ce que l’on raccroche, que la communication soit coupée. Mais il n’en fut rien. (p. 68)

L’autrice nous entraîne ensuite sur les pas de sa propre reconstitution de l’histoire d’André et Léona, se guidant à la fois sur le récit fictif de Nadja, sur les lettres authentiques de Léona, et sur ses déductions d’après ce qu’elle a pu reconstituer de la vie de Léona grâce aux documents d’archives et aux souvenirs de famille transmis par sa petite-fille.

Un café où un homme l’attend, un homme qu’elle a rencontré la veille ; elle est en terrain connu. Mais ce n’est pas une femme qui se donne si facilement. Pauvre, elle est parfois confrontée à des situations dangereuses, mais elle a sa dignité. Elle est toujours réservée au début, elle sait sans doute qu’elle passe aisément les bornes. Je la vois approcher Breton avec une complaisance flegmatique. (p. 142)

Le livre analyse aussi les détails du texte de Nadja, dont il essaie de décrypter les sens cachés, notamment par une étude minutieuse des symboles alchimiques qui y sont disséminés.

J’appris à déchiffrer les symboles de l’alchimie. Corbeaux et colombes, chênes et fougères, saints et héros, vases et cornues, portes et fenêtres, échelles et chariots, épées et balances. Ces éléments symboliques et mythiques éclairaient la relation entre Nadja et Breton sous un nouvel angle. (p. 128)

La fenêtre rouge qu’avait livrée la perception synesthésique de Léona avait peut-être inspiré Breton. La couleur rouge s’apparente non seulement à l’épisode des annales de la Révolution mais aussi à la phase finale du processus alchimique dans laquelle le rouge équivaut à l’or, la représentation symbolique de la plus grande perfection de la matière. (p. 151)

Vers la fin, dans un passage fascinant, l’autrice tente de se mettre dans la peau, dans l’esprit d’André Breton en train d’écrire Nadja. De penser comme lui. D’imaginer ce qu’il a pensé.

Et puis, il y a aussi les étoiles. Place de l’Étoile. L’étoile à cinq branches que Nadja voit, nomme et dessine. Et l’étoile à six branches, le sceau de Salomon, composée de deux triangles. L’un pointe vers le haut, vers le macrocosme. L’autre vers le bas, vers le microcosme. Ce qui est en haut est en bas. Ce qui est en bas est en haut. (p. 222)

Chaque symbole, chaque mot, chaque objet, chaque parole, a désormais sa place évidente dans une construction qui paraît d’une cohérence parfaite, et Léona, héroïne du surréalisme devient lui-même une sorte d’œuvre alchimique, comme Nadja, dont il est le miroir.

Et pourtant, ce n’est pas tout. Non. Cela aurait été trop facile d’en finir là, sur un tourbillon éblouissant qui fait de Nadja à la fois lune et mercure, Mélusine et Proserpine, Eve et Lilith, etc. (p. 224). On aurait oublié Léona. Et Hester Albach ne l’oublie pas. Elle a tenu à tirer le fil de la vie de Léona jusqu’au bout. Et dans les pages glaçantes de la fin du livre, on voit ce qui est derrière Nadja, l’après Nadja : la vie de Léona Delcourt après cette parenthèse enchantée de sa rencontre avec André Breton. Ou comment, dans les années 1920, une jeune fille célibataire sans protecteur qui fait une dépression sans doute passagère, qui raconte des choses un peu trop originales, qui ne rentre pas dans le moule de la société, se retrouve prise dans l’engrenage atroce d’un enfermement en asile d’aliénées dont elle ne sortira plus jusqu’à sa mort. La littérature de Breton laisse alors la place aux commentaires impitoyables des médecins :

État psychopathique polymorphe à prédominance de négativisme et de maniérisme. Mauvais état général. (p. 240)

Impulsive, violente, et souvent bruyante, même la nuit sous l’action de ses idées d’influence. (p. 256)

À tous les genres littéraires que balaie Léona, héroïne du surréalisme, faut-il ajouter celui de manifeste féministe ? Pas ouvertement, en tout cas ; et pourtant, le livre ne parle que de cela. À travers le portrait d’une femme qui en représente des milliers : toutes ces jeunes filles pauvres et célibataires de la première moitié du XXe siècle, venues tenter leur chance dans une grande ville, où leur parcours n’avait guère d’autre issue que la prostitution, ou l’asile d’aliénées – ou la mort. Mais aussi à travers le tissage sororal qui constitue la trame du livre, entre des femmes fictives et réelles, de différentes générations et de différentes époques : Hester, Nadja, Léona, Ghislaine, Marthe, Mélanie.

*Je salue également le travail de traductrice d’Arlette Ounanian. La lecture est tellement fluide, que j’ai plusieurs fois vérifié avec incrédulité que l’ouvrage était bien une traduction, tant on a l’impression de lire un texte écrit directement en français.