J’ai rencontré Siri Hustvedt dans une interview1. Une fois de plus lorsque je découvre une autrice je me demande comment j’ai pu passer à côté d’une romancière incroyable. Curieuse de tout, cherchant inlassablement à comprendre le monde qui l’entoure que ce soit par l’étude de la psychiatrie, des neurosciences, de la philosophie ou de la poésie, j’ai su qu’il fallait que je me penche sur le travail de cette autrice lorsque j’ai lu ses réponses aux questions concernant le sexisme et la misogynie. Elle évoquait la puissance des conventions sociales et « l’idée du corps des autres. Un homme en position d’influence pense qu’il a le droit d’essayer de toucher le corps d’une femme […]. » et elle précisait qu’elle ne connaissait « aucune femme qui n’a pas vécu cette expérience au moins une fois dans sa vie. » Elle se voulait optimiste, affirmant qu’aujourd’hui nous avions la possibilité de dire que certaines choses sont inacceptables. Elle revenait également sur un « impératif moral », celui d’être maternelle car « même quand les femmes ne sont pas mères, elles sont censées être maternelles. […] Et c’est pourquoi elles n’ont qu’une toute petite marge de manœuvre pour leurs sentiments. Les hommes, eux, aboient et crient, et tout le monde pense que c’est normal. » J’étais donc séduite, désireuse de me plonger dans ses livres, de voir comment elle posait ses connaissances, sa culture, son amour des mots et sa sensibilité sur du papier. J’ai commencé par la lecture de Tout ce que j’aimais, roman profond, chronique du temps qui passe, de la vie qui s’écoule, des joies et des peines. Je remarque rapidement que Siri Hustvedt veut amener ses lecteur·rice·s à une forme d’introspection, toutes ces émotions, ces sentiments dévoilés nous ramènent vers notre propre histoire, nos choix et nos regrets. C’est donc avec bonheur et un peu d’impatience que j’ai entamé ma lecture d’Un Été sans les hommes.
« La banalité de l’histoire – le fait qu’elle soit répétée chaque jour ad nauseam par des hommes qui, s’apercevant tout à coup ou petit à petit que ce qui EST pourrait NE PAS ÊTRE, font dès lors en sorte de se libérer des femmes vieillissantes, qui ont, pendant des années, pris soin d’eux et de leurs enfants – n’amortit pas le chagrin, la jalousie et l’humiliation qui s’emparent des abandonnées. »
Mia, poétesse proche de la cinquantaine, est désespérée, au bord du gouffre. Son cher et tendre époux, Boris, neuroscientifique de renom, a décidé de faire « une pause ». Trente ans de mariage, de sacrifice, d’oubli de soi et lui il demande une pause. « La Pause était française, elle avait des cheveux châtains plats mais brillants, des seins éloquents qui étaient authentiques ». Beaucoup plus jeune que notre narratrice évidemment. C’est un choc pour celle-ci et elle s’effondre, dévorée par un sentiment de trahison. Elle ressasse et méprise la « magie de l’autorité, de l’argent [et] du pénis » qui ont permis à son mari de réussir sans de grands efforts, il n’a pas eu besoin de gesticuler pour avancer dans la vie et se tracer une route droite, sans détour, sans nid de poule. Et maintenant il est là, impassible, demande une pause et se donne donc la possibilité, le droit de revenir vers Mia lorsque son caprice aura perdu de sa saveur.
Pour retrouver un peu de quiétude, prendre le temps de se ressaisir et faire la paix avec ses désillusions, Mia quitte le temps d’un été la ville de New York pour retourner dans sa ville natale dans le Minnesota où non loin, dans une maison de retraite, réside sa mère. Celle-ci est entourée de joyeuses luronnes, un groupe d’octogénaires qui «[vivent] dans un présent féroce car, à la différence des jeunes qui envisagent leur fin avec distance et philosophie, ces femmes savaient que leur mort n’était pas une abstraction. » Elle en profite également pour animer un atelier de poésie, sept jeunes filles nageant difficilement dans toute la complexité de l’adolescence et ses méchancetés faciles et gratuites. Dans son chez elle temporaire, elle fait la rencontre de sa voisine, Lola, jeune mère fragilisée par la présence d’un compagnon difficile et colérique, de ceux qu’il vaut mieux fuir.
C’est dans cet environnement, parmi toutes ces femmes aux âges différents, qui toutes de diverses manières continuent d’expérimenter la vie pour avancer et trouver leur voie, que Mia, se sentant passer un cap dans son existence, va s’efforcer de trouver un sens à ce qui l’entoure. À l’écoute et observatrice de toutes ces femmes, se laissant bercer par une flopée de souvenirs, elle trouve des formes d’apaisement. Elle retrouve une utilité, une importance. Derrière la fragilité de la vie et la quête du bonheur, il y a le besoin permanent de se réinventer.
« Les veufs se remarient parce que ça leur facilite la vie. Les veuves non, le plus souvent, parce que leur vie en serait plus difficile. »
Il y a une lumière particulière qui émane de ce livre, une teinte mélancolique faite des couleurs d’un coucher de soleil d’été. Cette douce chaleur donne plutôt envie de se prélasser, elle pourrait engourdir les esprits. Pourtant, Siri Hustvedt trouve que c’est le moment idéal de nous proposer, à travers les réflexions de Mia et la lecture que celle-ci fait d’elle, de poser nous-mêmes sur la table nos propres questionnements sur la vie et son déroulement. L’été est le temps des gestes lents, la meilleure période donc pour prendre son temps et réfléchir.
On se surprend à suivre avec une forme de voyeurisme le récit de la narratrice et ce qu’elle veut bien nous dévoiler de son intimité. Très vite elle interpelle le/la lecteur·rice et lui ouvre son cœur. Elle pose ses idées, ses instants de vie passés et décide de décortiquer ces derniers pour les mettre à plat et se forcer d’une certaine manière à relativiser. Récit non-linéaire, Un été sans les hommes est une ode à la poésie, un roman complexe qui pourrait en dissuader certain·e·s. Mia digresse, expose des considérations scientifiques et philosophiques puis s’enlise dans ses souvenirs pour ressurgir ensuite dans des conversations intimes avec sa mère. Cet ouvrage ne se résume cependant pas à de la complexité, celle-ci n’est pas synonyme d’ennui et l’autrice apporte des notes d’humour lors des échanges avec les « vieilles dames impressionnantes » de la maison de retraite. Une lecture émouvante et sans compromis sur les relations amoureuses et le fonctionnement du couple. Un été sans les hommes pour mieux respirer, pour un sentiment de liberté retrouvée.
« Les partenaires prennent de l’âge, ils changent et deviennent si habitués à la présence l’un de l’autre que la vue cesse d’être le sens le plus important. […] Il ne s’agit pas ici de la cécité volontaire d’une attirance neuve ; c’est la cécité d’une intimité résultant des années d’une vie parallèle, tant de ses meurtrissures que de ses bonheurs.»
i Entretien parue dans le magazine America, n°14, été 2020.